martes, 2 de noviembre de 2010

Raoul Ruiz: L' Île au trésor

Jim Hawkins vogue vers l'île au trésor. L'enfant s'est embarqué avec le docteur, sosie de son père; Timo, le poète anglais; le très français capitaine du bateau et Silver, l'ancien marin devenu cordonnier, spécialiste d'une recette de cuisine particulière – il sait faire les omelettes sans casser des œufs. Silver est à bord avec toute sa bande de mercenaires (entre autres, Jean-François Stévenin), et Jim, au détour d'une cheminée d'aération, surprend leur projet de mutinerie. La nuit, il quitte le navire avec ses amis et ils sont bientôt recueillis par une goélette, dont le capitaine vient justement de faire prisonnier ... les mutins du premier bateau!

Le capitaine de la goélette est un amateur de littérature qui en vient vite à évoquer son roman favori: Benito Cereno. Melville y raconte comment des gardiens se font passer pour des prisonniers, et des prisonniers pour des gardiens ... à moins que ça ne soit l'inverse ... Le docteur s'inquiète, regarde par un hublot: oui, les prisonniers de tout à l'heure ont encerclé la cabine, et Silver rappelle tout le monde à l'ordre: à votre tour de descendre dans la cale.

Le ‘retournement de situation’, chez Ruiz, n'est jamais une solution narrative mais toujours une façon de montrer les deux faces d'une même médaille, ou ici, puisqu'il s'agit de trésor, d'une même pièce de monnaie. Que les prisonniers soient aussi les gardiens, et vice-versa, ne nous mènera à aucune conclusion mais à un simple mouvement circulaire: tête-à-queue entre les deux bateaux, entre les rôles de chaque groupe, entre L'île au trésor et Benito Cereno. ‘Les lois changent tout le temps. On peut faire un jour une chose parfaitement légale et se découvrir criminel le lendemain. On ne va pas en faire une histoire,’ dit un personnage au début du film. Pourtant oui: il s'agit d'en faire une histoire, un genre d'histoire.

Tout l'art de Ruiz tient à ce que cette mathématique du retournement, qui pourrait boucler et bloquer les pistes narratives à l'infini, ne soit jamais prise au sérieux dans son abstraction formelle (elle ne décide pas, par exemple, d'un système de montage) mais devienne l'obsession d'un personnage qui, échappant aux contradictions, en assure comme une fuite continue et réussit encore par-dessus tout à construire un récit. Jim Hawkins court de la terrasse de l'hôtel aux grottes qui lui servent de fondation, du grenier au sous-sol, du cadavre de son père à son père vivant, subit toutes les versatilités – tout ce que son autre père appelle, en ressuscitant dans un grand tremblement de terre: des instabilités – sans jamais tomber. Les pièces du trésor tournent en l'air, recto-verso, pile-face, et Jim, bonheur d'enfant, tient le cap.

Mais qu'est-ce qui le fait tenir? On dit de Janus, le dieu à deux têtes qui regarde en même temps devant et derrière, vers l'avenir et vers le passé, qu'il fut l'inventeur des bateaux. Ruiz, amoureux d'histoires de marin, n'est pas sans ignorer cette origine mythique et prête à Jim une double figure, d'abord sous son aspect filmique le plus ordinaire, la voix off. Jim/Melvil Poupaud a une autre voix que la sienne, celle d'un acteur plus âgé, Jean-Pierre Léaud, qui regarde par son passé avec Truffaut vers l'avenir du jeune acteur (Poupaud, comme Léaud avec le réalisateur des 400 coups, a fait une dizaine de films avec Ruiz, depuis l'enfance). Puis Léaud apparaît, jouant un écrivain en panne, une sorte de proto-Stevenson qui ne cesse de dire à Jim qu'il l'attend, lui, pour se mettre enfin à écrire.

Jim et l'écrivain entretiennent ainsi des rapports confus de gémellité et de préfiguration, de complicité et d'hostilité qui offrent une autre version des rapports de contradiction et d'inversion informant la majorité des personnages. Silver, lorsqu'il fait son omelette, cuit les coquilles vides mais intactes au milieu des jaunes et des blancs battus: tous les autres personnages de L'île au trésor sont ainsi les uns pour les autres, coquilles et œufs côte à côte, des incarnations de fonctions pleines, refermées sur elles-mêmes, qu'un jeu narratif divise pour mieux les remettre ensemble sur le feu (les deux pères, les deux capitaines, les deux mères etc.).

Jim et l'écrivain, eux, sont deux faces bataillantes d'un même être, Janus tiraillé sur la ligne du temps, qui ne fait pas des tours mais des va-et-vient, ‘passé’/’avenir’, ‘fiction’/’écriture de la fiction’, jusqu'à ce que l'écrivain gagne et affirme à la fin, off: ‘Je suis le seul Jim Hawkins.’ Mais c'est la même voix que l'on entend depuis le début et l'on sait que derrière, dans le noir, le visage de l'enfant veille encore pour maintenir leur Janus sur la ligne.

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