Instruire 
l’homme et corriger ses mœurs, tel est le seul motif que nous nous 
proposons dans cette anecdote. Que l’on se pénètre, en la lisant, de la 
grandeur du péril, toujours sur les pas de ceux qui se permettent tout 
pour satisfaire leurs désirs ! Puissent-ils se convaincre que la bonne 
éducation, les richesses, les talents, les dons de la nature, ne sont 
susceptibles que d’égarer, quand la retenue, la bonne conduite, la 
sagesse, la modestie ne les étayent, ou ne les font valoir : voilà les 
vérités que nous allons mettre en action. Qu’on nous pardonne les 
monstrueux détails du crime affreux dont nous sommes contraints de 
parler ; est-il possible de faire détester de semblables écarts, si l’on
 n’a le courage de les offrir à nu ?
Il est rare 
que tout s’accorde dans un même être, pour le conduire à la prospérité. 
Est-il favorisé de la nature ? la fortune lui refuse ses dons ; celle-ci
 lui prodigue-t-elle ses faveurs ? la nature l’aura maltraité ; il 
semble que la main du Ciel ait voulu, dans chaque individu, comme dans 
ses plus sublimes opérations, nous faire voir que les lois de 
l’équilibre sont les premières lois de l’Univers, celles qui règlent à 
la fois tout ce qui arrive, tout ce qui végète, et tout ce qui respire.
Franval, 
demeurant à Paris, où il était né, possédait, avec 400 000 livres de 
rente, la plus belle taille, la physionomie la plus agréable, et les 
talents les plus variés ; mais sous cette enveloppe séduisante se 
cachaient tous les vices, et malheureusement ceux dont l’adoption et 
l’habitude conduisent si promptement aux crimes. Un désordre 
d’imagination, au delà de tout ce qu’on peut peindre, était le premier 
défaut de Franval ; on ne se corrige point de celui-là ; la diminution 
des forces ajoute à ses effets ; moins l’on peut, plus l’on entreprend ;
 moins on agit, plus on invente ; chaque âge amène de nouvelles idées, 
et la satiété, loin de refroidir, ne prépare que des raffinements plus 
funestes.
Nous l’avons 
dit, tous les agréments de la jeunesse, tous les talents qui la 
décorent, Franval les possédait avec profusion ; mais plein de mépris 
pour les devoirs moraux et religieux, il était devenu impossible à ses 
instituteurs de lui en faire adopter aucun.
Dans un siècle
 où les livres les plus dangereux sont dans la main des enfants, comme 
dans celles de leurs pères et de leurs gouverneurs, où la témérité du 
système passe pour de la philosophie, l’incrédulité pour de la force, le
 libertinage pour de l’imagination, on riait de l’esprit du jeune 
Franval, un instant peut-être après, en était-il grondé, on le louait 
ensuite. Le père de Franval, grand partisan des sophismes à la mode, 
encourageait, le premier son fils à penser solidement sur toutes 
ces matières ; il lui prêtait lui-même les ouvrages qui pouvaient le 
corrompre plus vite ; quel instituteur eût osé, après cela, inculquer 
des principes différents de ceux du logis où il était obligé de plaire.
Quoi qu’il en 
fût, Franval perdit ses parents fort jeune, et à l’âge de dix-neuf ans, 
un vieil oncle qui mourut lui-même peu après, lui remit, en le mariant, 
tous les biens qui devaient lui appartenir un jour.
M. de Franval,
 avec une telle fortune, devait aisément trouver à se marier ; une 
infinité de partis se présentèrent, mais ayant supplié son oncle de ne 
lui donner qu’une fille plus jeune que lui, et avec le moins d’entours 
possible, le vieux parent, pour satisfaire son neveu, porta ses regards 
sur une certaine demoiselle de Farneille, fille de finance, ne possédant
 plus qu’une mère, encore jeune à la vérité, mais 60 000 livres de rente
 bien réelles, quinze ans, et la plus délicieuse physionomie qu’il y eût
 alors dans Paris… une de ces figures de vierge où se peignent à la fois
 la candeur et l’aménité, sous les traits délicats de l’Amour et des 
Grâces… de beaux cheveux blonds flottant au bas de sa ceinture, de 
grands yeux bleus où respiraient la tendresse et la modestie, une taille
 fine, souple et légère, la peau du lis et la fraîcheur des roses, 
pétrie de talents, une imagination très vive, mais un peu triste, un peu
 de cette mélancolie douce, qui fait aimer les livres et la solitude ; 
attributs que la nature semble n’accorder qu’aux individus que sa main 
destine aux malheurs, comme pour les leur rendre moins amers, par cette 
volupté sombre et touchante, qu’ils goûtent à les sentir, et qui leur 
font préférer des larmes, à la joie frivole du bonheur, bien moins 
active et bien moins pénétrante.
Mme de 
Farneille, âgée de trente-deux ans, lors de l’établissement de sa fille,
 avait également de l’esprit, des charmes, mais peut-être un peu trop de
 réserve et de sévérité ; désirant le bonheur de son unique enfant, elle
 avait consulté tout Paris sur ce mariage ; et comme elle n’avait plus 
de parents et pour conseils, que quelques-uns de ces froids amis, à qui 
tout est égal, on la convainquit que le jeune homme que l’on proposait à
 sa fille était, sans aucun doute, ce qu’elle pouvait trouver de mieux à
 Paris, et qu’elle ferait une impardonnable extravagance, si elle 
manquait cet arrangement ; il se fit donc, et les jeunes gens assez 
riches pour prendre leur maison, s’y établirent dès les premiers jours.
Il n’entrait 
dans le cœur du jeune Franval aucun de ces vices de légèreté, de 
dérangement ou d’étourderie qui empêchent un homme d’être formé avant 
trente ans ; comptant fort bien avec lui-même, aimant l’ordre, 
s’entendant au mieux à tenir une maison, Franval avait pour cette partie
 du bonheur de la vie, toutes les qualités nécessaires. Ses vices, dans 
un genre absolument tout autre, étaient bien plutôt les torts de l’âge 
mûr que les inconséquences de la jeunesse… de l’art, de l’intrigue… de 
la méchanceté, de la noirceur, de l’égoïsme, beaucoup de politique, de 
fourberie, et gazant tout cela, non seulement par les grâces et les 
talents dont nous avons parlé, mais même par de l’éloquence… par 
infiniment d’esprit, et par les dehors les plus séduisants. Tel était 
l’homme que nous avons à peindre.
Mlle de 
Farneille qui, selon l’usage, avait connu tout au plus un mois son époux
 avant que de se lier à lui, trompée par ces faux brillants, en était 
devenue la dupe ; les jours n’étaient pas assez longs pour le plaisir de
 le contempler, elle l’idolâtrait, et les choses étaient même au point 
qu’on eût craint pour cette jeune personne, si quelques obstacles 
fussent venus troubler les douceurs d’un hymen où elle trouvait, 
disait-elle, l’unique bonheur de ses jours.
Quant à 
Franval, philosophe sur l’article des femmes comme sur tous les autres 
objets de la vie, c’était avec le plus beau flegme qu’il avait considéré
 cette charmante personne.
La femme qui 
nous appartient, disait-il, est une espèce d’individu que l’usage nous 
asservit ; il faut qu’elle soit douce, soumise… fort sage, non que je 
tienne beaucoup aux préjugés du déshonneur que peut nous imprimer une 
épouse quand elle imite nos désordres, mais c’est qu’on n’aime pas qu’un
 autre s’avise d’enlever nos droits ; tout le reste, parfaitement égal, 
n’ajoute rien de plus au bonheur.
Avec de tels 
sentiments dans un mari, il est facile d’augurer que des roses 
n’attendent pas la malheureuse fille qui doit lui être liée. Honnête, 
sensible, bien élevée et volant par amour au-devant des désirs du seul 
homme qui l’occupait au monde, Mme de Franval porta ses fers les 
premières années sans soupçonner son esclavage ; il lui était aisé de 
voir qu’elle ne faisait que glaner dans les champs de l’hymen, mais trop
 heureuse encore de ce qu’on lui laissait, sa seule étude, son attention
 la plus exacte, était que, dans ces courts moments accordés â sa 
tendresse, Franval pût rencontrer au moins tout ce qu’elle croyait 
nécessaire à la félicite de cet époux chéri.
La meilleure 
de toutes les preuves, pourtant, que Franval ne s’écartait pas toujours 
de ses devoirs, c’est que, dès la première année de son mariage, sa 
femme, âgée pour lors de seize ans et demi, accoucha d’une fille encore 
plus belle que sa mère, et que le père nomma dès l’instant Eugénie… 
Eugénie, à la fois l’horreur et le miracle de la nature.
M. de Franval 
qui, dès que cet enfant vit le jour, forma sans doute sur elle les plus 
odieux desseins, la sépara tout de suite de sa mère. Jusqu’à l’âge de 
sept ans, Eugénie fut confiée à des femmes dont Franval était sûr, et 
qui, bornant leurs soins à lui former un bon tempérament et à lui 
apprendre à lire, se gardèrent bien de lui donner aucune connaissance 
des principes religieux ou moraux, dont une fille de cet âge doit 
communément être instruite.
Mme de 
Farneille et sa fille, très scandalisées de cette conduite, en firent 
des reproches à M. de Franval, qui répondit flegmatiquement que son 
projet étant de rendre sa fille heureuse, il ne voulait pas lui 
inculquer des chimères, uniquement propres à effrayer les hommes, sans 
jamais leur devenir utiles ; qu’une fille qui n’avait besoin que 
d’apprendre à plaire, pouvait au mieux ignorer des fadaises, dont la 
fantastique existence, en troublant le repos de sa vie, ne lui 
donnerait, ni une vérité de plus au moral ni une grâce de plus au 
physique. De tels propos déplurent souverainement à Mme de Farneille, 
qui s’approchait d’autant plus des idées célestes qu’elle s’éloignait 
des plaisirs de ce monde ; la dévotion est une faiblesse inhérente aux 
époques de l’âge, ou de la santé. Dans le tumulte des passions, un 
avenir dont on se croit très loin inquiète peu communément, mais quand 
leur langage est moins vif… quand on avance vers le terme… quand tout 
nous quitte enfin, on se rejette au sein du Dieu dont on entendit parler
 dans l’enfance, et si, d’après la philosophie, ces secondes illusions 
sont aussi fantastiques que les autres, elles ne sont pas du moins aussi
 dangereuses.
La belle-mère 
de Franval n’ayant plus de parents… peu de crédit par elle-même, et tout
 au plus, comme nous l’avons dit, quelques-uns de ces amis de 
circonstance… qui s’échappent si nous les mettons à l’épreuve, ayant à 
lutter contre un gendre aimable, jeune, bien placé, s’imagina fort 
sensément qu’il était plus simple de s’en tenir à des représentations, 
que d’entreprendre des voies de rigueur, avec un homme qui ruinerait la 
mère et ferait enfermer la fille, si l’on osait se mesurer à lui ; 
moyennant quoi, quelques remontrances furent tout ce qu’elle hasarda, et
 elle se tut, dès qu’elle vit que cela n’aboutissait à rien. Franval, 
sûr de sa supériorité, s’apercevant bien qu’on le craignait, ne se gêna 
bientôt plus, sur quoi que ce pût être, et se contentant d’une légère 
gaze, simplement à cause du public, il marcha droit à son horrible but.
Dès qu’Eugénie
 eut atteint l’âge de sept ans, Franval la conduisit à sa femme ; et 
cette tendre mère, qui n’avait pas vu son enfant depuis qu’elle l’avait 
mise au monde, ne pouvant se rassasier de caresses, la tint deux heures 
pressée sur son sein, la couvrant de baisers, l’inondant de ses larmes. 
Elle voulut connaître ses petits talents ; mais Eugénie n’en avait point
 d’autres que de lire couramment, que de jouir de la plus vigoureuse 
santé, et d’être belle comme les anges. Nouveau désespoir de Mme de 
Franval, quand elle reconnut qu’il n’était que trop vrai que sa fille 
ignorait même les premiers principes de la religion.
— Eh quoi ! 
monsieur, dit-elle à son mari, ne l’élevez-vous donc que pour ce monde ?
 ne daignerez vous pas réfléchir qu’elle ne doit l’habiter qu’un 
instant, comme nous, pour se plonger après dans une éternité bien 
fatale, si vous la privez de ce qui peut l’y faire jouir d’un sort 
heureux, aux pieds de l’Être dont elle a reçu le jour.
— Si Eugénie 
ne connaît rien, madame, répondit Franval, si on lui cache avec soin ces
 maximes, elle ne saurait être malheureuse ; car, si elles sont vraies, 
l’Être suprême est trop juste pour la punir de son ignorance, et si 
elles sont fausses, quelle nécessité y a-t-il de lui en parler ? A 
l’égard des autres soins de son éducation, fiez-vous à moi, je vous 
prie ; je deviens dès aujourd’hui son instituteur, et je vous réponds 
que, dans quelques années, votre fille surpassera tous les enfants de 
son âge.
Mme de Franval
 voulut insister, appelant l’éloquence du cœur au secours de celle de la
 raison, quelques larmes s’exprimèrent pour elle ; mais Franval, 
qu’elles n’attendrirent point, n’eut pas même l’air de les apercevoir ; 
il fit enlever Eugénie, en disant à sa femme que, si elle s’avisait de 
contrarier, en quoi que ce pût être, l’éducation qu’il prétendait donner
 à sa fille, ou qu’elle lui suggérât des principes différents de ceux 
dont il allait la nourrir, elle se priverait du plaisir de la voir, et 
qu’il enverrait sa fille dans un de ses châteaux, duquel elle ne 
sortirait plus. Mme de Franval, faite à la soumission, se tut ; elle 
supplia son époux de ne la point séparer d’un bien si cher, et promit, 
en pleurant, de ne troubler en rien l’éducation que l’on lui préparait.
De ce moment, 
Mlle de Franval fut placée dans un très bel appartement voisin de celui 
de son père, avec une gouvernante de beaucoup d’esprit, une 
sous-gouvernante, une femme de chambre et deux petites filles de son 
âge, uniquement destinées à ses amusements. On lui donna des maîtres 
d’écriture, de dessin, de poésie, d’histoire naturelle, de déclamation, 
de géographie, d’astronomie, d’anatomie, de grec, d’anglais, d’allemand,
 d’italien, d’armes, de danse, de cheval et de musique. Eugénie se 
levait tous les jours à sept heures, en telle saison que ce fût ; elle 
allait manger, en courant au jardins, un gros morceau de pain de seigle,
 qui formait son déjeuner, elle rentrait à huit heures, passait quelques
 instants dans l’appartement de son père, qui folâtrait avec elle, ou 
lui apprenait de petits jeux de société ; jusqu’à neuf, elle se 
préparait à ses devoirs ; alors arrivait le premier maître ; elle en 
recevait cinq, jusqu’à deux heures. On la servait à part avec ses deux 
amies et sa première gouvernante. Le dîner était composé de légumes, de 
poissons, de pâtisseries et de fruits ; jamais ni viande, ni potage, ni 
vin, ni liqueurs, ni café. De trois à quatre, Eugénie retournait jouer 
une heure au jardin avec ses petites compagnes ; elles s’y exerçaient 
ensemble à la paume, au ballon, aux quilles, au volant, ou à franchir de
 certains espaces donnés ; elles s’y mettaient à l’aise suivant les 
saisons ; là, rien ne contraignait leur taille ; on ne les enferma 
jamais dans ces ridicules baleines, également dangereuses à l’estomac et
 à la poitrine, et qui, gênant la respiration d’une jeune personne, lui 
attaquent nécessairement les poumons. De quatre à six, Mlle de Franval 
recevait de nouveaux instituteurs ; et comme tous n’avaient pu paraître 
dans le même jour, les autres venaient le lendemain. Trois fois la 
semaine, Eugénie allait au spectacle avec son père, dans de petites 
loges grillées et louées à l’année pour elle. A neuf heures, elle 
rentrait et soupait. On ne lui servait alors que des légumes et des 
fruits. De dix à onze heures, quatre fois la semaine, Eugénie jouait 
avec ses femmes, lisait quelques romans et se couchait ensuite. Les 
trois autres jours, ceux où Franval ne soupait pas dehors, elle passait 
seule dans l’appartement de son père, et ce temps était employé à ce que
 Franval appelait ses conférences. Là, il inculquait à sa fille ses 
maximes sur la morale et sur la religion ; il lui offrait, d’un côté, ce
 que certains hommes pensaient sur ces matières, il établissait de 
l’autre ce qu’il admettait lui-même.
Avec beaucoup 
d’esprit, des connaissances étendues, une tête vive, et des passions qui
 s’allumaient déjà, il est facile de juger des progrès que de tels 
systèmes faisaient dans l’âme d’Eugénie ; mais comme l’indigne Franval 
n’avait pas pour simple objet de raffermir la tête, ses conférences se 
terminaient rarement sans enflammer le cœur et cet homme horrible avait 
si bien trouvé le moyen de plaire à sa fille, il la subornait avec un 
tel art, il se rendait si bien utile à son instruction et à ses 
plaisirs, il volait avec tant d’ardeur au-devant de tout ce qui pouvait 
lui être agréable, qu’Eugénie, au milieu des cercles les plus brillants,
 ne trouvait rien d’aimable comme son père ; et qu’avant même que 
celui-ci ne s’expliquât, l’innocente et faible créature avait réuni pour
 lui, dans son jeune cœur, tous les sentiments d’amitié, de 
reconnaissance et de tendresse qui doivent nécessairement conduire au 
plus ardent amour ; elle ne voyait que Franval au monde ; elle n’y 
distinguait que lui, elle se révoltait à l’idée de tout ce qui aurait pu
 l’en séparer ; elle lui aurait prodigué, non son honneur, non ses 
charmes, tous ces sacrifices lui eussent paru trop légers pour le 
touchant objet de son idolâtrie, mais son sang, mais sa vie même, si ce 
tendre ami de son âme eût pu l’exiger.
Il n’en était 
pas de même des mouvements du cœur de Mme de Franval pour sa respectable
 et malheureuse mère. Le père, en disant adroitement à sa fille que Mme 
de Franval, étant sa femme, exigeait de lui des soins qui le privaient 
souvent de faire pour sa chère Eugénie tout ce que lui dictait son cœur,
 avait trouvé le secret de placer, dans l’âme de cette jeune personne, 
bien plus de haine et de jalousie, que de la sorte de sentiments 
respectables et tendres qui devaient y naître pour une telle mère.
— Mon ami, mon
 frère, disait quelquefois Eugénie à Franval, qui ne voulait pas que sa 
fille employât d’autres expressions avec lui… cette femme que tu 
appelles la tienne, cette créature qui, selon toi, m’a mise au monde, 
est donc bien exigeante, puisqu’en voulant toujours t’avoir près d’elle,
 elle me prive du bonheur de passer ma vie avec toi… Je le vois bien, tu
 la préférés à ton Eugénie. Pour moi, je n’aimerai jamais ce qui me 
ravira ton cœur.
— Ma chère 
amie, répondait Franval, non, qui que ce soit dans l’univers n’acquerra 
d’aussi puissants droits que les tiens ; les nœuds qui existent entre 
cette femme et ton meilleur ami, fruits de l’usage et des conventions 
sociales, philosophiquement vus par moi, ne balanceront jamais ceux qui 
nous lient… tu seras toujours préférée, Eugénie ; tu seras l’ange et la 
lumière de mes jours, le foyer de mon âme et le mobile de mon existence.
— Oh ! que ces
 mots sont doux ! répondait Eugénie, répète-les souvent, mon ami… Si tu 
savais comme me flattent les expressions de ta tendresse !
Et prenant la main de Franval qu’elle appuyait contre son cœur,
— Tiens, tiens, je les sens toutes là, continuait-elle.
— Que tes 
gendres caresses m’en assurent, répondait Franval, en la pressant dans 
ses bras… et le perfide achevait ainsi, sans aucun remords, la séduction
 de cette malheureuse.
Cependant 
Eugénie atteignait sa quatorzième année, telle était l’époque où Franval
 voulait consommer son crime. Frémissons !… Il le fut.
[Le jour même 
qu’elle arrive à cet âge, ou plutôt celui qu’il est révolu, se trouvant 
tous deux à la campagne, sans parents et sans importuns, le comte, après
 avoir fait parer ce jour-là sa fille comme ces vierges qu’on consacrait
 jadis au temple de Vénus, la fit entrer, sur les onze heures du matin, 
dans un salon voluptueux dont les jours étaient adoucis par des gazes, 
et dont les meubles étaient jonchés de fleurs. Un trône de roses 
s’élevait au milieu ; Franval y conduit sa
— Eugénie, lui dit-il en l’y asseyant, sois aujourd’hui la reine de mon cœur, et laisse-moi t’adorer’ à genoux !
— Toi 
m’adorer, mon frère, pendant que c’est moi qui te dois tout, que c’est 
toi qui m’a créée, qui m’as formée !… Ah ! laisse-moi plutôt tomber à 
tes pieds ; c’est mon unique place, et c’est la seule où j’aspire avec 
toi.
— Ô ma tendre 
Eugénie, dit le comte, en se plaçant près d’elle sur ces sièges de 
fleurs qui devaient servir à son triomphe, s’il est vrai que tu me 
doives quelque chose, si les sentiments que tu me témoignes, enfin, sont
 aussi sincères que tu le dis, sais-tu les moyens de m’en convaincre ?
— Et quels sont-ils, mon frère ? Dis-les-moi donc bien vite, pour que je les saisisse avec empressement.
— Tous ces 
charmes, Eugénie, que la nature a prodigués dans toi, tous ces appas 
dont elle t’embellit, il faut me les sacrifier à l’instant.
— Mais que me 
demandes-tu ? n’es-tu donc pas le maître de tout ? ce que tu as fait ne 
t’appartient-il pas ? un autre peut-il jouir de ton ouvrage ?
— Mais tu conçois les préjugés des hommes.
— Tu ne me les as point déguisés.
— Je ne veux donc pas les franchir sans ton aveu.
— Ne les méprises-tu pas comme moi ?
— Soit, mais 
je ne veux pas être ton tyran, bien moins encore ton séducteur ; je veux
 ne tenir que de l’amour seul les bienfaits que je sollicite. Tu connais
 le monde, je ne t’ai dissimulé aucun de ses attraits cacher les hommes à
 tes regards, ne t’y laisser voir que moi seul, fût devenu une 
supercherie indigne de moi. S’il existe dans l’univers un être que tu me
 préfères, nomme-le promptement : j’irai le chercher au bout du monde et
 le conduire à l’instant dans tes bras. C’est ton bonheur, en un mot, 
que je veux, mon ange, ton bonheur bien plus que le mien ; ces plaisirs 
doux que tu peux me donner ne seraient rien pour moi, s’ils n’étaient le
 prix de ton amour. Décide donc, Eugénie ; tu touches à l’instant d’être
 immolée, tu dois l’être ; mais nomme toi-même le sacrificateur : je 
renonce aux voluptés que m’assure ce titre, si je ne les obtiens pas de 
ton âme ; et, toujours digne de ton cœur, si ce n’est pas moi que tu 
préfères, en t’amenant celui que tu peux chérir, j’aurai du moins mérité
 ta tendresse, si je n’ai pu captiver ton cœur, et je serai l’ami 
d’Eugénie, n’ayant pu devenir son amant.
— Tu seras 
tout, mon frère, tu seras tout ! dit Eugénie, brûlant d’amour et de 
désir. A qui veux-tu que je m’immole, si ce n’est à celui que j’adore 
uniquement ? Quel être dans l’univers peut être plus digne que toi de 
ces faibles attraits que tu désires… et que déjà tes mains brûlantes 
parcourent avec ardeur ? Ne vois-tu donc pas, au feu qui m’embrase, que 
je suis aussi pressée que toi de connaître le plaisir dont tu me 
parles ? Ah ! jouis, jouis ! mon tendre frère, mon meilleur ami, fais de
 ton Eugénie ta victime : immolée par tes mains chéries elle sera 
toujours triomphante.
L’ardent 
Franval qui, d’après le caractère que nous lui connaissons, ne s’était 
paré de tant de délicatesse que pour séduire plus finement, abusa 
bientôt de la crédulité de sa fille, et, tous les obstacles écartés, 
tant par les principes dont il avait nourri cette âme, ouverte à toutes 
sortes d’impressions, que par l’art avec lequel il la captivait en ce 
dernier instant, il acheva sa perfide conquête, et devint lui-même 
impunément le destructeur d’une virginité dont la nature et ses titres 
lui avaient confié la défense.
Plusieurs 
jours se passèrent dans une ivresse mutuelle. Eugénie, en âge de 
connaître le plaisir de l’amour, encouragée par ses systèmes, s’y 
livrait avec emportement. Franval lui en apprit tous les mystères, il 
lui en traça toutes les routes ; plus il multipliait ses hommages, mieux
 il enchaînait sa conquête : elle aurait voulu le recevoir dans mille 
temples à la fois ; elle accusait l’imagination de son ami de ne pas 
s’égarer assez : il lui semblait qu’il lui cachait quelque chose. Elle 
se plaignait de son âge, et d’une ingénuité qui peut-être ne la rendait 
pas assez séduisante ; et, si elle désirait d’être plus instruite, 
c’était pour qu’aucun moyen d’enflammer son amant ne pût lui rester 
inconnu.
On revint à 
Paris, mais les criminels plaisirs dont s’était enivré cet homme pervers
 avaient trop délicieusement flatté ses facultés physiques et morales, 
pour que l’inconstance, qui rompait ordinairement toutes ses autres 
intrigues, pût briser les nœuds de celle-ci. Il devint éperdument 
amoureux, et de cette dangereuse passion dut naître inévitablement le 
plus cruel abandon de sa femme… quelle victime, hélas ! Mme de Franval, 
âgée pour lors de trente et un ans, était à la fleur de sa plus grande 
beauté ; une impression de tristesse, inévitable d’après les chagrins 
qui la consumaient, la rendait plus intéressante encore ; inondée de ses
 larmes, dans l’abattement de la mélancolie… ses beaux cheveux 
négligemment épars sur une gorge d’albâtre… ses lèvres amoureusement 
empreintes sur le portrait chéri de son infidèle et de son tyran, elle 
ressemblait à ces belles vierges que peignit Michel-Ange au sein de la 
douleur ; elle ignorait cependant encore ce qui devait compléter son 
tourment. La façon dont on instruisait Eugénie, les choses essentielles 
qu’on lui laissait ignorer, ou dont on ne lui parlait que pour les lui 
faire haïr, la certitude qu’elle avait que ces devoirs, méprisés de 
Franval, ne seraient jamais permis à sa fille, le peu de temps qu’on lui
 accordait pour voir cette jeune personne, la crainte que l’éducation 
singulière qu’on lui donnait n’entraînât tôt ou tard des crimes, les 
égarements de Franval enfin, sa dureté journalière envers elle… elle qui
 n’était occupée que de le prévenir, qui ne connaissait d’autres charmes
 que de l’intéresser ou de lui plaire ; telles étaient jusqu’alors les 
seules causes de son affliction. De quels traits douloureux cette âme 
tendre et sensible ne serait-elle pas pénétrée, aussitôt qu’elle 
apprendrait tout !
Cependant 
l’éducation d’Eugénie continuait ; elle-même avait désiré de suivre ses 
maîtres jusqu’à seize ans, et ses talents, ses connaissances étendues… 
les grâces qui se développaient chaque jour en elle… tout enchaînait 
plus fortement Franval, il était facile de voir qu’il n’avait jamais 
rien aimé comme Eugénie.
On n’avait 
changé, au premier plan de vie de Mlle de Franval, que le temps des 
conférences ; ces tête-à-tête avec son père se renouvelaient beaucoup 
plus, et se prolongeaient très avant dans la nuit. La seule gouvernante 
d’Eugénie était au fait de toute l’intrigue, et l’on comptait assez 
solidement sur elle, pour ne point redouter son indiscrétion. Il y avait
 aussi quelques changements dans les repas d’Eugénie, elle mangeait avec
 ses parents. Cette circonstance, dans une maison comme celle de 
Franval, mit bientôt Eugénie à portée de connaître cru monde, et d’être 
désirée pour épouse. Elle fut demandée par plusieurs personnes. Franval,
 certain du cœur de sa fille, et ne croyant point devoir redouter ces 
démarches, n’avait pourtant pas assez réfléchi que cette affluence de 
propositions parviendrait peut-être à tout dévoiler.
Dans une 
conversation avec sa fille, faveur si désirée de Mme de Franval, et 
qu’elle obtenait si rarement, cette tendre mère apprit à Eugénie que M. 
de Colunce la voulait en mariage.
— Vous 
connaissez cet homme, ma fille, dit Mme de Franval, il vous aime, il est
 jeune, aimable, il sera riche, il n’attend que votre aveu… que votre 
unique aveu, ma fille… quelle sera ma réponse ?
[Eugénie, 
surprise, rougit, et répond qu’elle ne se sent encore aucun goût pour le
 mariage ; mais qu’on peut consulter son père ; elle n’aura d’autres 
volontés que les siennes. Mme de Franval, ne voyant rien que de simple 
dans cette réponse, patienta quelques jours ; et trouvant enfin 
l’occasion d’en parler à son mari, elle lui communiqua les intentions de
 la famille du jeune Colunce, et celles que lui-même avait témoignées, 
elle y joignit la réponse de sa fille. On imagine bien que Franval 
savait tout ; mais se déguisant, sans se contraindre néanmoins assez
— Madame, 
dit-il sèchement à son épouse, je vous demande avec instance de ne point
 vous mêler d’Eugénie ; aux soins que vous m’avez vu prendre à 
l’éloigner de vous, il a dû vous être facile de reconnaître combien je 
désirais que ce qui la concernait ne vous regardât nullement. Je vous 
renouvelle mes ordres sur cet objet… vous ne les oublierez plus, je m’en
 flatte ?
— Mais que répondrai-je, monsieur, puisque c’est à moi qu’on s’adresse ?
— Vous direz 
que je suis sensible à l’honneur qu’on me fait, et que ma fille a des 
défauts de naissance qui s’opposent aux nœuds de l’hymen.
— Mais, 
monsieur, ces défauts ne sont point réels ; pourquoi voulez-vous que 
j’en impose, et pourquoi priver votre fille unique du bonheur qu’elle 
peut trouver dans le mariage ?
— Ces liens vous ont-ils rendue fort heureuse, madame ?
— Toutes les 
femmes n’ont pas les torts que j’ai eus, sans doute, de ne pouvoir 
réussir à vous enchaîner (et avec un soupir) ou tous les maris ne vous 
ressemblent pas.
— Les femmes… 
fausses, jalouses, impérieuses, coquettes ou dévotes… les maris, 
perfides, inconstants, cruels ou despotes, voilà l’abrégé de tous les 
individus de la terre, madame, n’espérez pas trouver un phénix.
— Cependant tout le monde se marie.
— Oui, les 
sots ou les oisifs ; on ne se marie jamais, dit un philosophe, que quand
 on ne sait ce qu’on fait, ou quand on ne sait plus que faire.
— Il faudrait donc laisser périr l’univers ?
— Autant vaudrait ; une plante qui ne produit que du venin ne saurait être extirpée trop tôt.
— Eugénie vous saura peu de gré de cet excès de rigueur envers elle.
— Cet hymen paraît-il lui plaire ?
— Vos ordres sont ses lois, elle l’a dit.
— Eh bien ! Madame, mes ordres sont que vous laissiez là cet hymen.
Et M. de Franval sortit, en renouvelant à sa femme les défenses les plus rigoureuses de lui parler de cela davantage.
Mme de Franval
 ne manqua pas de rendre à sa mère la conversation qu’elle venait 
d’avoir avec son mari, et Mme de Farneille, plus fine, plus accoutumée 
aux effets des passions que son intéressante fille, soupçonna tout de 
suite qu’il y avait là quelque chose de surnaturel.
Eugénie voyait
 fort peu sa grand-mère, une heure au plus, aux événements, et toujours 
sous les yeux de Franval. Mme de Farneille, ayant envie de s’éclaircir, 
fit donc prier son gendre de lui envoyer un jour sa petite-fille, et de 
la lui laisser un après-midi tout entier, pour la dissiper, disait-elle,
 d’un accès de migraine dont elle se trouvait accablée ; Franval fit 
répondre aigrement qu’il n’y avait rien qu’Eugénie craignît comme les 
vapeurs, qu’il la mènerait pourtant où on la désirait, mais qu’elle n’y 
pouvait rester longtemps, à cause de l’obligation où elle était de se 
rendre de là à un cours de physique qu’elle suivait avec assiduité.
On se rendit 
chez Mme de Farneille, qui ne cacha point à son gendre l’étonnement dans
 lequel elle était du refus de l’hymen proposé.
— Vous pouvez,
 je crois, sans crainte, poursuivit-elle, permettre que votre fille me 
convainque elle-même du défaut qui, selon vous, doit la priver du 
mariage ?
— Que ce 
défaut soit réel ou non, madame, dit Franval, un peu surpris de la 
résolution de sa belle-mère, le fait est qu’il m’en coûterait fort cher 
pour marier ma fille, et que je suis encore trop jeune pour consentir à 
de pareils sacrifices ; quand elle aura vingt cinq ans, elle agira comme
 bon lui semblera : qu’elle ne compte point sur moi jusqu’à cette 
époque.
— Et vos sentiments sont-ils les mêmes, Eugénie ? dit Mme de Farneille.
— Ils 
diffèrent en quelque chose, madame, dit Mlle de Franval avec beaucoup de
 fermeté ; monsieur me permet de me marier à vingt-cinq ans, et moi je 
proteste à vous et à lui, madame, de ne profiter de ma vie d’une 
permission… qui, avec ma façon de penser, ne contribuerait qu’au malheur
 de mes jours.
— On n’a point
 de façon de penser à votre âge, mademoiselle, dit Mme de Farneille, et 
il y a dans tout ceci quelque chose d’extraordinaire, qu’il faudra 
pourtant bien que je démêle.
— Je vous y 
exhorte, madame, dit Franval, en emmenant sa fille ; vous ferez même 
très bien d’employer votre clergé pour parvenir au mot de l’énigme, et 
quand toutes vos puissances auront habilement agi, quand vous serez 
instruite enfin, vous voudrez bien me dire si j’ai tort ou si j’ai 
raison de m’opposer au mariage d’Eugénie.
Le sarcasme 
qui portait sur les conseillers ecclésiastiques de la belle-mère de 
Franval avait pour but un personnage respectable, qu’il est à propos de 
faire connaître, puisque la suite des événements va le montrer bientôt 
en action.
Il s’agissait 
du directeur de Mme de Farneille et de sa fille… l’un des hommes les 
plus vertueux qu’il y eût en France ; honnête, bienfaisant, plein de 
candeur et de sagesse, M. de Clervil, loin de tous les vices de sa robe,
 n’avait que des qualités douces et utiles. Appui certain du pauvre, ami
 sincère de l’opulent, consolateur du malheureux, ce digne homme 
réunissait tous les dons qui rendent aimable, à toutes les vertus qui 
font l’homme sensible.
Clervil, 
consulté, répondit en homme de bon sens, qu’avant de prendre aucun parti
 dans cette affaire, il fallait démêler les raisons de M. de Franval, 
pour s’opposer au mariage de sa fille ; et quoique Mme de Farneille 
lançât quelques traits propres à faire soupçonner l’intrigue, qui 
n’existait que trop réellement, le prudent directeur rejeta ces idées, 
et les trouvant beaucoup trop outrageuses pour Mme de Franval et pour 
son mari, il s’en éloigna toujours avec indignation.
— C’est une 
chose si affligeante que le crime, madame, disait quelquefois cet 
honnête homme, il est si peu vraisemblable de supposer qu’un être sage 
franchisse volontairement toutes les digues de la pudeur, et tous les 
freins de la vertu, que ce n’est jamais qu’avec la répugnance la plus 
extrême que je me détermine à prêter de tels torts ; livrons-nous 
rarement aux soupçons du vice ; ils sont souvent l’ouvrage de notre 
amour-propre, presque toujours le fruit d’une comparaison sourde, qui se
 fait au fond de notre âme ; nous nous pressons d’admettre le mal, pour 
avoir droit de nous trouver meilleurs. En y réfléchissant bien, ne 
vaudrait-il pas mieux, madame, qu’un tort secret ne fût jamais dévoilé, 
que d’en supposer d’illusoires par une impardonnable précipitation, et 
de flétrir ainsi sans sujet, à nos yeux, des gens qui n’ont jamais 
commis d’autres fautes que celles que leur a prêtées notre orgueil ? 
Tout ne gagne-t-il pas d’ailleurs à ce principe ? N’est-il pas 
infiniment moins nécessaire de punir un crime, qu’il n’est essentiel 
d’empêcher ce crime de s’étendre ? En le laissant dans l’ombre qu’il 
recherche, n’est-il pas comme anéanti ? le scandale est sûr en 
l’ébruitant, le récit qu’on en fait réveille les passions de ceux qui 
sont enclins au même genre de délits ; l’inséparable aveuglement du 
crime flatte l’espoir qu’a le coupable d’être plus heureux que celui qui
 vient d’être reconnu ; ce n’est pas une leçon qu’on lui a donnée, c’est
 un conseil, et il se livre à des excès qu’il n’eût peut-être jamais 
osés, sans l’imprudent éclat… faussement pris pour de la justice… et qui
 n’est que de la rigueur mal conçue, ou de la vanité qu’on déguise.
Il ne se prit 
donc d’autre résolution, dans ce premier comité, que celle de vérifier 
avec exactitude les raisons de l’éloignement de Franval pour le mariage 
de sa fille, et les causes qui faisaient partager à Eugénie cette même 
manière de penser : on se décida à ne rien entreprendre que ces motifs 
ne fussent dévoilés.
— Eh bien ! 
Eugénie, dit Franval, le soir, à sa fille, vous le voyez, on veut nous 
séparer : y réussira-t-on, mon enfant ?… Parviendra-t-on à briser les 
plus doux nœuds de ma vie ?
— Jamais… 
jamais, ne l’appréhende pas, ô mon plus tendre ami ! ces nœuds que tu 
délectes me sont aussi précieux qu’à toi ; tu ne m’as point trompée, tu 
m’as fait voir, en les formant, à quel point ils choquaient nos mœurs ; 
et peu effrayée de franchir des usages qui, variant à chaque climat, ne 
peuvent avoir rien de sacré, je les ai voulus, ces nœuds je les ai 
tissés sans remords : ne crains donc pas que je les rompe.
— Hélas ! qui 
sait ?… Colunce est plus jeune que moi… Il a tout ce qu’il faut pour te 
charmer : n’écoute pas, Eugénie, un reste d’égarement qui t’aveugle sans
 doute ; l’âge et le flambeau de la raison, en dissipant le prestige, 
produiront bientôt des regrets, tu les dépose ras dans mon sein, et je 
ne me pardonnerai pas de les avoir fait naître !
— Non, reprit 
Eugénie fermement, non, je suis décidée à n’aimer que toi seul ; je me 
croirais la plus malheureuse des femmes s’il me fallait prendre un 
époux… Moi, poursuivit-elle avec chaleur, moi, me joindre à un étranger 
qui, n’ayant pas comme toi de doubles raisons pour m’aimer, mettrait à 
la mesure de ses sentiments, tout au plus, celle de ses désirs ! .. 
Abandonnée, méprisée par lui, que deviendrai-je après ? Prude, dévote, 
ou catin ? Eh ! non, non. J’aime mieux être ta maîtresse, mon ami. Oui, 
je t’aime mieux cent fois ; que d’être réduite à jouer dans le monde 
l’un ou l’autre de ces rôles infâmes… Mais quelle est la cause de tout 
ce train ? poursuivait Eugénie avec aigreur… La sais-tu, mon ami ? 
Quelle elle est ?… Ta femme ?… Elle seule… Son implacable jalousie… N’en
 doute point, voilà les seuls motifs des malheurs dont on nous menace… 
Ah ! je ne l’en blâme point : tout est simple… tout se conçoit… tout se 
fait quand il s’agit de te conserver. Que n’entreprendrais-je pas, si 
j’étais à sa place, et qu’on voulût m’enlever ton cœur ?
Franval, 
étonnamment ému, embrasse mille fois sa fille ; et celle-ci, plus 
encouragée par ces criminelles caresses, développant son âme atroce avec
 plus d’énergie, hasarda de dire à son père, avec une impardonnable 
impudence, que la seule façon d’être moins observés l’un et l’autre 
était de donner un amant à sa mère. Ce projet divertit Franval ; mais 
bien plus méchant que sa fille, et voulant préparer imperceptiblement ce
 jeune cœur à toutes les impressions de haine qu’il désirait y semer 
pour sa femme, il répondit que cette vengeance lui paraissait trop 
douce, qu’il y avait bien d’autres moyens de rendre une femme 
malheureuse quand elle donnait de l’humeur à son mari.
Quelques 
semaines se passèrent ainsi, pendant lesquelles Franval et sa fille se 
décidèrent enfin au premier plan conçu pour le désespoir de la vertueuse
 épouse de ce monstre, croyant, avec raison, qu’avant d’en venir à des 
procédés plus indignes, il fallait au moins essayer celui d’un amant 
qui, non seulement pourrait fournir matière à tous les autres, mais qui,
 s’il réussissait, obligerait nécessairement alors Mme de Franval à ne 
plus tant s’occuper des torts d’autrui, puisqu’elle en aurait elle-même 
d’aussi constatés.
Franval porta 
les yeux, pour l’exécution de ce projet, sur tous les jeunes gens de sa 
connaissance ; et, après avoir bien réfléchi, il ne trouva que Valmont 
qui lui parût susceptible de le servir.
Valmont avait 
trente ans, une figure charmante, de l’esprit, bien de l’imagination, 
pas le moindre principe, et, par conséquent, très propre à remplir le 
rôle qu’on allait lui offrir. Franval l’invite un jour à dîner, et le 
prenant à part au sortir de table.
— Mon ami, lui
 dit-il, je t’ai toujours cru digne de moi ; voici l’instant de me 
prouver que je n’ai pas eu tort : j’exige une preuve de tes sentiments… 
mais une preuve très extraordinaire.
— De quoi s’agit-il ? explique-toi, mon cher, et ne doute jamais de mon empressement à t’être utile !
— Comment trouves-tu ma femme ?
— Délicieuse ; et si tu n’en étais pas le mari, il y a longtemps que j’en serais l’amant.
— Cette considération est bien délicate, Valmont, mais elle ne me touche pas.
— Comment ?
— Je m’en vais
 t’étonner… c’est précisément parce que tu m’aimes… précisément parce 
que je suis l’époux de Mme de Franval, que j’exige de toi d’en devenir 
l’amant.
— Es-tu fou ? –
 Non, mais fantasque… mais capricieux, il y a longtemps que tu me 
connais sur ce ton… je veux faire faire une chute à la vertu, et je 
prétends que ce soit toi qui la prennes au piège.
— Quelle extravagance ! Pas un mot, c’est un chef-d’œuvre de raison. Quoi ! tu veux que je te fasse…
— Oui, je le 
veux, je l’exige, et je cesse de te regarder comme mon ami, si tu me 
refuses cette faveur… je te servirai… je te procurerai des instants… je 
les multiplierai… tu en profiteras ; et, dès que je serai bien certain 
de mon sort, je me jetterai, s’il le faut, à tes pieds pour te remercier
 de ta complaisance.
— Franval, je 
ne suis pas ta dupe ; il y a là-dessous quelque chose de fort étonnant… 
Je n’entreprends rien que je ne sache tout.
— Oui… mais je
 te crois un peu scrupuleux, je ne te soupçonne pas encore assez de 
force dans l’esprit pour être susceptible d’entendre le développement de
 tout ceci… Encore des préjugés… de la chevalerie, je gage ?… tu 
frémiras comme un enfant quand je t’aurai tout dit, et tu ne voudras 
plus rien faire.
— Moi, 
frémir ?… je suis en vérité confus de ta façon de me juger : apprends, 
mon cher, qu’il n’y a pas un égarement dans le monde… non, pas un seul, 
de quelque irrégularité qu’il puisse être, qui soit capable d’alarmer un
 instant mon cœur.
— Valmont, as-tu quelquefois fixé Eugénie ?
— Ta fille ?
— Ou ma maîtresse, si tu l’aimes mieux.
— Ah ! scélérat, je te comprends.
— Voilà la première fois de ma vie où je te trouve de la pénétration.
— Comment ? d’honneur, tu aimes ta fille ?
— Oui, mon 
ami, comme Loth ; j’ai toujours été pénétré d’un si grand respect pour 
les livres saints, toujours si convaincu qu’on gagnait le ciel en 
imitant ses héros !… Ah ! mon ami, la folie de Pygmalion ne m’étonne 
plus… L’univers n’est-il donc pas rempli de ces faiblesses ? N’a-t-il 
pas fallu commencer par là pour peupler le monde ? Et ce qui n’était pas
 un mal, alors, peut-il donc l’être devenu ? Quelle extravagance ! Une 
jolie personne ne saurait me tenter, parce que j’aurais le tort de 
l’avoir mise au monde ? Ce qui doit m’unir plus intimement à elle 
deviendrait la raison qui m’en éloignerait ? C’est parce qu’elle me 
ressemblerait, parce qu’elle serait issue de mon sang, c’est-à-dire 
parce qu’elle réunirait tous les motifs qui peuvent fonder le plus 
ardent amour, que je la verrais d’un œil froid ?… Ah ! quels sophismes… 
quelle absurdité ! Laissons aux sots ces ridicules freins, ils ne sont 
pas faits pour des âmes telles que les nôtres ; l’empire de la beauté, 
les saints droits de l’amour, ne connaissent point les futiles 
conventions humaines ; leur ascendant les anéantit comme les rayons de 
l’astre du jour épurent le sein de la terre des brouillards qui la 
couvrent la nuit. Foulons aux pieds ces préjugés atroces, toujours 
ennemis du bonheur ; s’ils séduisirent quelquefois la raison, ce ne fut 
jamais qu’aux dépens des plus flatteuses jouissances… qu’ils soient à 
jamais méprisés par nous !
— Tu me 
convaincs, répondit Valmont, et je t’accorde bien facilement que ton 
Eugénie doit être une maîtresse délicieuse ; beauté bien plus vive que 
sa mère, si elle n’a pas tout à fait, comme ta femme, cette langueur qui
 s’empare de l’âme avec tant de volupté, elle en a ce piquant qui nous 
dompte, qui semble, en un mot, subjuguer tout ce qui voudrait user de 
résistance ; si l’une a l’air de céder, l’autre exige ; ceci que l’une 
permet, l’autre l’offre, et j’y conçois beaucoup plus de charmes.
— Ce n’est pourtant pas Eugénie que je te donne ; c’est sa mère.
— Eh ! quelle raison t’engage à ce procédé ?
— Ma femme est
 jalouse, elle me gêne, elle m’examine ; elle veut marier Eugénie : il 
faut que je lui fasse avoir des torts, pour réussir à couvrir les miens,
 il faut donc que tu l’aies… que tu t’en amuses quelque temps… que tu la
 trahisses ensuite… que je te surprenne dans ses bras… que je la 
punisse, ou qu’au moyen de cette découverte, j’achète la paix de part et
 d’autre dans nos mutuelles erreurs… mais point d’amour, Valmont, du 
sang-froid, enchaîne-la, et ne t’en laisse pas maîtriser ; si le 
sentiment s’en mêle, mes projets sont au diable.
— Ne crains rien, ce serait la première femme qui aurait échauffé mon cœur.
Nos deux 
scélérats convinrent donc de leurs arrangements, et il fut résolu que, 
dans très peu de jours, Valmont entreprendrait Mme de Franval avec 
pleine permission d’employer tout ce qu’il voudrait pour réussir… même 
l’aveu des amours de Franval, comme le plus puissant des moyens pour 
déterminer cette honnête femme à la vengeance.
Eugénie, à qui
 le projet fut confié, s’en amusa prodigieusement ; l’infâme créature 
osa dire que si Valmont réussissait, pour que son bonheur, à elle, 
devînt aussi complet qu’il pourrait l’être, il faudrait qu’elle pût 
s’assurer, par ses yeux mêmes, de la chute de sa mère, qu’elle pût voir 
cette héroïne de vertu céder incontestablement aux attraits d’un plaisir
 qu’elle blâmait avec tant de rigueur.
Enfin le jour 
arrive où la plus sage et la plus malheureuse des femmes va, non 
seulement recevoir le coup le plus sensible qui puisse lui être porté, 
mais où elle va être assez outragée de son affreux époux pour être 
abandonnée… livrée par lui même à celui par lequel il consent d’être 
déshonoré… Quel délire !… quel mépris de tous les principes, et dans 
quelles vues la nature peut elle créer des cœurs aussi dépravés que ceux
 là !… Quelques conversations préliminaires avaient disposé cette 
scène ; Valmont, d’ailleurs, était assez lié avec Franval, pour que sa 
femme, à qui cela était déjà arrivé sans risque, pût n’en imaginer aucun
 à rester tête à tête avec lui. Tous trois étaient dans le salon, 
Franval se lève. Je me sauve, dit il, une affaire importante m’appelle… 
C’est vous mettre avec votre gouvernante, madame, ajouta t il, en riant,
 que de vous laisser avec Valmont, il est si sage… mais s’il s’oublie, 
vous me le direz, je ne l’aime pas encore au point de lui céder mes 
droits… et l’impudent s’échappe.
Après quelques
 propos ordinaires, nés de la plaisanterie de Franval, Valmont dit qu’il
 trouvait son ami changé depuis six mois. Je n’ai pas trop osé lui en 
demander la raison, continua t il, mais il a l’air d’avoir des chagrins.
 Ce qu’il y a de bien sûr, répondit Mme de Franval, c’est qu’il en donne
 furieusement aux autres. Oh ciel ! que m’apprenez vous ?… mon ami 
aurait avec vous des torts ? Puissions nous n’en être encore que là ! 
Daignez m’instruire, vous connaissez mon zèle… mon inviolable 
attachement. Une suite de désordres horribles… une corruption de mœurs, 
des torts enfin de toutes les espèces… le croiriez vous ? On nous 
propose pour sa fille le mariage le plus avantageux… il ne le veut pas… 
Et ici l’adroit Valmont détourne les yeux, de l’air d’un homme qui 
pénètre… qui gémit, et qui craint de s’expliquer. Comment, monsieur, 
reprend Mme de Franval, ce que je vous dis ne vous étonne pas ? votre 
silence est bien singulier. Ah ! madame, ne vaut il pas mieux se taire, 
que de parler pour désespérer ce qu’on aime ? Quelle est cette énigme, 
expliquez la, je vous conjure. Comment voulez vous que je ne frémisse 
pas à vous dessiller les yeux, dit Valmont, en saisissant avec chaleur 
une des mains de cette intéressante femme. Oh ! monsieur, reprit Mme de 
Franval très animée, ou ne dites plus mot, ou expliquez-vous, je 
l’exige… la situation où vous me tenez, est affreuse. Peut être bien 
moins que l’état où vous me réduisez vous même, dit Valmont, laissant 
tomber sur celle qu’il cherche à séduire, des regards enflammés d’amour.
 Mais que signifie tout cela, monsieur, vous commencez par m’alarmer, 
vous me faites désirer une explication, osant ensuite me faire entendre 
des choses que je ne dois ni ne peux souffrir, vous m’ôtez les moyens de
 savoir de vous ce qui m’inquiète aussi cruellement. Parlez, monsieur, 
parlez, ou vous allez me réduire au désespoir. Je serai donc moins 
obscur, puisque vous l’exigez, madame, et quoiqu’il m’en coûte à 
déchirer votre cœur… apprenez le motif cruel qui fonde les refus que 
votre époux fait à M. de Colunce… Eugénie… Eh bien ! Eh bien ! madame, 
Franval l’adore ; moins son père aujourd’hui que son amant, il 
préférerait l’obligation de renoncer au jour, à celle de céder Eugénie.
Mme de Franval
 n’avait pas entendu ce fatal éclaircissement sans une révolution qui 
lui fit perdre l’usage de ses sens ; Val mont s’empresse de la secourir,
 et dès qu’il a réussi… Vous voyez, continue t il, madame, ce que coûte 
l’aveu que vous avez exigé. Je voudrais pour tout au monde… - 
Laissez-moi, monsieur, laissez moi, dit Mme de Franval dans un état 
difficile à peindre, après d’aussi violentes secousses, j’ai besoin 
d’être un instant seule. Et vous voudriez que je vous quittasse dans 
cette situation ? ah ! vos douleurs sont trop vivement ressenties de mon
 âme, pour que je ne vous demande pas la permission de les partager ; 
j’ai fait la plaie, laissez moi la guérir. Franval amoureux de sa fille,
 juste ciel ! cette créature que j’ai portée dans mon sein, c’est elle 
qui le déchire avec tant d’atrocité !… Un crime aussi épouvantable… ah !
 monsieur, cela se peut il ?… en êtes vous bien sûr ? Si j’en doutais 
encore, madame, j’aurais gardé le silence, j’eusse aimé mieux cent fois 
ne vous rien dire, que de vous alarmer en vain ; c’est de votre époux 
même que je tiens la certitude de cette infamie, il m’en a fait la 
confidence ; quoi qu’il en soit, un peu de calme, je vous en supplie ; 
occupons-nous plutôt maintenant des moyens de rompre cette intrigue, que
 de ceux de l’éclaircir ; or, ces moyens sont en vous seule… Ah ! 
pressez vous de me les apprendre… ce crime me fait horreur. Un mari du 
caractère de Franval, madame, ne se ramène point par de la vertu ; votre
 époux croit peu à la sagesse des femmes ; fruit de leur orgueil ou de 
leur tempérament, prétend il, ce qu’elles font pour se conserver à nous,
 est bien plus, pour se contenter elles mêmes, que pour nous plaire ou 
nous enchaîner… Pardon, madame, mais je ne vous déguiserai pas que je 
pense assez comme lui sur cet objet ; je n’ai jamais vu que ce fût avec 
des vertus qu’une femme parvînt à détruire les vices de son époux ; une 
conduite à peu près semblable à celle de Franval, le piquerait beaucoup 
davantage, et vous le ramènerait bien mieux ; la jalousie en serait la 
suite assurée, et que de cœurs rendus à l’amour par ce moyen toujours 
infaillible ; votre mari voyant alors que cette vertu à laquelle il est 
fait, et qu’il a l’impudence de mépriser, est bien plus l’ouvrage de la 
réflexion, que de l’insouciance ou des organes, apprendra réellement à 
l’estimer en vous, au moment où il vous croira capable d’y manquer… il 
imagine… il ose dire que si vous n’avez jamais eu d’amants, c’est que 
vous n’avez jamais été attaquée ; prouvez lui qu’il ne tient qu’à vous 
de l’être… de vous venger de ses torts et de ses mépris ; peut être 
aurez vous fait un petit mal, d’après vos rigoureux principes ; mais que
 de maux vous aurez prévenu ; quel époux vous aurez converti ! et pour 
un léger outrage à la déesse que vous révérez, quel sectateur n’aurez 
vous pas ramené dans son temple ? Ah ! madame, je n’en appelle qu’à 
votre raison. Par la conduite que j’ose vous prescrire, vous ramenez à 
jamais Franval, vous le captivez éternellement ; il vous fuit, par une 
conduite contraire, il s’échappe pour ne plus revenir ; oui, madame, 
j’ose le certifier, ou vous n’aimez pas votre époux, ou vous ne devez 
pas balancer.
Mme de 
Franval, très surprise de ce discours, fut quelque temps sans y 
répondre ; reprenant ensuite la parole, en se rappelant les regards de 
Valmont, et ses premiers propos : Monsieur, dit elle, avec adresse, à 
supposer que je cédasse aux conseils que vous me donnez, sur qui 
croiriez vous que je dusse jeter les yeux pour inquiéter davantage mon 
mari ? Ah ! s’écria Valmont, ne voyant pas le piège qu’on lui tendait ; 
chère et divine amie… sur l’homme de l’Univers qui vous aime le mieux, 
sur celui qui vous adore depuis qu’il vous connaît, et qui jure à vos 
pieds de mourir sous vos lois… Sortez, monsieur, sortez, dit alors 
impérieusement Mme de Franval, et ne reparaissez jamais devant mes yeux,
 votre artifice est découvert ; vous ne prêtez à mon mari, des torts… 
qu’il est incapable d’avoir, que pour mieux établir vos perfides 
séductions ; apprenez que fût il même coupable, les moyens que vous 
m’offrez, répugneraient trop à mon cœur pour les employer un instant ; 
jamais les travers d’un époux ne légitiment ceux d’une femme ; ils 
doivent devenir pour elle des motifs de plus d’être sage, afin que le 
juste, que l’éternel trouvera dans les villes affligées et prêtes à 
subir les effets de sa colère, puisse écarter, s’il se peut, de leur 
sein, les flammes qui vont les dévorer.
Mme de Franval
 sortit à ces mots, et, demandant les gens de Valmont, elle l’obligea à 
se retirer… très honteux de ses premières démarches.
Quoique cette 
intéressante femme eût démêlé les ruses de l’ami de Franval, ce qu’il 
avait dit s’accordait si bien avec ses craintes et celles de sa mère, 
qu’elle se résolut de tout mettre en œuvre, pour se convaincre de ces 
cruelles vérités. Elle va voir Mme de Farneille, elle lui raconte ce qui
 s’était passé et revient, décidée aux démarches que nous allons lui 
voir entreprendre.
Il y a 
longtemps que l’on a dit, et avec bien de la raison, que nous n’avions 
pas de plus grands ennemis que nos propres valets ; toujours jaloux, 
toujours envieux, il semble qu’ils cherchent à alléger leurs chaînes en 
développant des torts qui, nous plaçant alors au dessous d’eux, laissent
 au moins, pour quelques instants, à leur vanité, la prépondérance sur 
nous que leur enlève le sort.
Mme de Franval
 fit séduire une des femmes d’Eugénie. Une retraite sûre, un sort 
agréable, l’apparence d’une bonne action, tout détermine cette créature,
 et elle s’engage, dès la nuit suivante, à mettre Mme de Franval à même 
de ne plus douter de ses malheurs.
L’instant 
arrive. La malheureuse mère est introduite dans un cabinet voisin de 
l’appartement où son perfide époux outrage chaque nuit et ses nœuds et 
le ciel, Eugénie est avec son père ; plusieurs bougies restent allumées 
sur une encoignure, elles vont éclairer le crime… l’autel est préparé, 
la victime s’y place… le sacrificateur la suit… Mme de Franval n’a plus 
pour elle que son désespoir… son amour irrité… son courage… elle brise 
les portes qui la retiennent, elle se jette dans l’appartement ; et là, 
tombant à genoux et en larmes aux pieds de cet incestueux… O vous ! qui 
faites le malheur de ma vie, s’écrie t elle, en s’adressant à Franval, 
vous, dont je n’ai pas mérité de tels traitements… vous que j’adore 
encore quelles que soient les injures que j’en reçoive, voyez mes 
pleurs… et ne me rejetez pas ; je vous demande la grâce de cette 
malheureuse, qui, trompée par sa faiblesse et par vos séductions, croit 
trouver le bonheur au sein de l’impudence et du crime… Eugénie, Eugénie,
 veux tu porter le fer dans le sein où tu pris le jour ? Ne te rends pas
 plus longtemps complice du forfait dont on te cache l’horreur !… Viens…
 accours… vois mes bras prêts à te recevoir. Vois ta malheureuse mère, à
 tes genoux, te conjurer de ne pas outrager à la fois l’honneur et la 
nature… Mais si vous me refusez l’un et l’autre, continue cette femme 
désolée, en se portant un poignard sur le cœur, voilà par quel moyen je 
vais me soustraire aux flétrissures dont vous prétendez me couvrir ; je 
ferai jaillir mon sang jusqu’à vous, et ce ne sera plus que sur mon 
triste corps que vous pourrez consommer vos crimes. Que l’âme endurcie 
de Franval pût résister à ce spectacle, ceux qui commencent à connaître 
ce scélérat le croiront facilement ; mais que celle d’Eugénie ne s’y 
rendit point, voilà ce qui est inconcevable, Madame, dit cette fille 
corrompue, avec le flegme le plus cruel, je n’accorde pas avec votre 
raison, je l’avoue, le ridicule esclandre que vous venez faire chez 
votre mari ; n’est-il pas le maître de ses actions ? et quand il 
approuve les miennes, avez-vous quelques droits de les blâmer ? 
Examinons-nous vos incartades avec M. de Valmont ? vous troublons-nous 
dans vos plaisirs ? Daignez donc respecter les nôtres, ou ne pas vous 
étonner que je sois la première à presser votre époux, de prendre le 
parti qui pourra vous y contraindre… En ce moment la patience échappe à 
Mme de Franval, toute sa colère se tourne contre l’indigne créature qui 
peut s’oublier au point de lui parler ainsi ; et, se relevant avec 
fureur, elle s’élance sur elle… Mais l’odieux, le cruel Franval, 
saisissant sa femme par les cheveux, l’entraîne en furie loin de sa 
fille et de la chambre ; et, la jetant avec force dans les degrés de la 
maison, il l’envoie tomber évanouie et en sang sur le seuil de la porte 
d’une de ses femmes qui, réveillée par ce bruit horrible, soustrait en 
hâte sa maîtresse aux fureurs de son tyran, déjà descendu pour achever 
sa malheureuse victime… Elle est chez elle, on l’y enferme, on l’y 
soigne, et le monstre qui vient de la traiter avec tant de rage, revoie 
auprès de sa détestable compagne passer aussi tranquille ment la nuit 
que s’il ne se fût pas ravalé au-dessous des bêtes les plus féroces, par
 des attentats tellement exécrables, tellement faits pour l’humilier.., 
tellement horribles, en un mot, que nous rougissons de la nécessité où 
nous sommes de les dévoiler.
Plus 
d’illusions pour la malheureuse Franval ; il n’en était plus aucune qui 
pût lui devenir permise ; il n’était que trop clair, que le cœur de son 
époux, c’est-à-dire, le plus doux de sa vie lui était enlevé.., et par 
qui ? par celle qui lui devait le plus de respect… et qui venait de lui 
parler avec le plus d’insolence ; elle s’était également doutée que 
toute l’aventure de Valmont n’était qu’un détestable piège tendu pour 
lui faire avoir des torts, si l’on pouvait, et, dans le cas contraire, 
pour lui en prêter, pour l’en couvrir afin de balancer, de légitimer par
 là, ceux mille fois plus graves qu’on osait avoir avec elle.
Rien n’était 
plus certain. Franval, instruit des mauvais succès de Valmont, l’avait 
engagé à remplacer le vrai par l’imposture et l’indiscrétion.., à 
publier hautement qu’il était l’amant de Mme de Franval ; et il avait 
été conclu dans cette société qu’on ferait contrefaire des lettres 
abominables, qui statueraient, de la manière la moins équivoque, 
l’existence du commerce auquel cependant cette malheureuse épouse avait 
refusé de se prêter. Cependant au désespoir, blessée même en plusieurs 
endroits de son corps, Mme de Franval tomba sérieusement malade ; et son
 barbare époux se refusant à la voir, ne daignant pas même s’informer de
 son état, partit avec Eugénie pour la campagne, sous prétexte que la 
fièvre étant dans sa maison, il ne voulait pas exposer sa fille.
Valmont se 
présenta plusieurs fois à la porte de Mme de Franval pendant sa maladie,
 mais sans être une seule fois reçu ; enfermée avec sa tendre mère et M.
 de Clervil, elle ne vit absolument personne ; consolée par des amis si 
chers, si faits pour avoir des droits sur elle, et rendue à la vie par 
leurs soins, au bout de quarante jours elle fut en état de voir du 
monde. Franval alors ramena sa fille à Paris, et l’on disposa tout avec 
Val- mont pour se munir d’armes capables de balancer celles qu’il 
paraissait que Mme de Franval et ses amis allaient diriger contre eux. 
Notre scélérat parut chez sa femme dès qu’il la crut en état de le 
recevoir.
— Madame, lui 
dit-il froidement, vous ne devez pas douter de la part que j’ai prise à 
votre état ; il m’est impossible de vous déguiser, que c’est à lui seul,
 que vous devez la retenue d’Eugénie, elle était décidée à porter contre
 vous les plaintes les plus vives sur la façon dont vous l’avez 
traitée ; quelque convaincue qu’elle puisse être du respect qu’une fille
 doit à sa mère, elle ne peut ignorer cependant que cette mère se met 
dans le plus mauvais cas du monde en se jetant sur sa fille, le poignard
 à la main ; une vivacité de cette espèce, madame, pour rait en ouvrant 
les yeux du gouvernement sur votre conduite, nuire infailliblement un 
jour à votre liberté et à votre honneur. — Je ne m’attendais pas à cette
 récrimination, monsieur, répondit Mme de Franval ; et quand, séduite 
par vous, ma fille se rend à la fois coupable d’inceste, d’adultère, de 
libertinage et de l’ingratitude la plus odieuse envers celle qui l’a 
mise au monde… oui, je l’avoue, je n’imaginais pas que, d’après cette 
complication d’horreurs, ce fût à moi de redouter des plaintes : il faut
 tout votre art, toute votre méchanceté, monsieur, pour, en excusant le 
crime avec autant d’audace, accuser l’innocence ! — Je n’ignore pas, 
madame, que les prétextes de votre scène ont été les odieux soupçons que
 vous osez former sur moi ; mais des chimères ne légitiment pas des 
crimes : ce que vous avez pensé est faux ; ce que vous avez fait n’a 
malheureusement que trop de réalité. Vous vous étonnez des reproches que
 vous a adressés ma fille à l’occasion de votre intrigue avec Valmont ; 
mais, madame, elle ne dévoile les irrégularités de votre conduite 
qu’après tout Paris : cet arrangement est si connu… les preuves, 
malheureusement si constantes, que ceux qui vous en parlent, commettent 
tout au plus une imprudence, mais non pas une calomnie. Moi, monsieur, 
dit cette respectable épouse, en se levant indignée… moi, des 
arrangements avec Valmont ?… juste ciel ! c’est vous qui le dites ! (et 
avec des flots de larmes :) Ingrat ! voilà le prix de ma tendresse… 
voilà la récompense de t’avoir tant aimé : tu n’es pas content de 
m’outrager aussi cruellement ; il ne te suffit pas de séduire ma propre 
fille, il faut encore que tu oses légitimer tes crimes en m’en prêtant 
qui seraient plus affreux pour moi que la mort… (Et se reprenant :) vous
 avez des preuves de cette intrigue, monsieur, dites vous, faites-les 
voir, j’exige qu’elles soient publiques, je vous contraindrai de les 
faire paraître à toute la terre, si vous refusez de me les montrer. — 
Non, madame, je ne les montrerai point à toute la terre, ce n’est pas 
communément un mari qui fait éclater ces sortes de choses ; il en gémit,
 et les cache de son mieux ; mais si vous les exigez, vous, madame, je 
ne vous les refuserai certaine ment point… Et sortant alors un porte 
feuille de sa poche : asseyez-vous, dit-il, ceci doit être vérifié avec 
calme ; l’humeur et l’emportement nuiraient sans me con vaincre 
remettez-vous donc, je vous prie, et discutons ceci de sang-froid. Mme 
de Franval, bien parfaitement convaincue de son innocence, ne savait que
 penser de ces préparatifs ; et sa surprise, mêlée d’effroi, la tenait 
dans un état violent.
— Voici 
d’abord, madame, dit Franval en vidant un des côtés du portefeuille, 
toute votre correspondance avec Valmont depuis environ six mois 
n’accusez point ce jeune homme d’imprudence ou d’indiscrétion ; il est 
trop honnête sans doute pour oser vous manquer à ce point. Mais un de 
ses gens, plus adroit que lui n’est attentif a trouvé le secret de me 
procurer ses monuments pré cieux de votre extrême sagesse et de votre 
éminente vertu. (Puis feuilletant les lettres qu’il éparpillait sur la 
table.) Trouvez bon, continua-t-il, que parmi beaucoup de ces bavardages
 ordinaires d’une femme échauffée… par un homme fort aimable… j’en 
choisisse une qui m’a paru plus leste et plus décisive encore que les 
autres… La voici, madame. Mon ennuyeux époux soupe ce soir à sa petite 
maison du faubourg avec cette créature horrible… et qu’il est impossible
 que j’aie mise au monde : venez, mon cher, me consoler de tous les 
chagrins que me donnent ces deux monstres… Que dis-je ? n’est-ce pas le 
plus grand service qu’ils puissent me rendre à présent, et cette 
intrigue n’empêchera- t-elle pas mon mari d’apercevoir la nôtre ? Qu’il 
en resserre donc les nœuds autant qu’il lui plaira ; mais qu’il ne 
s’avise point au moins de vouloir briser ceux qui m’attachent au seul 
homme que j’aie vraiment adoré dans le monde. — Eh bien ! madame ? — Eh 
bien ! mon sieur, je vous admire, répondit Mme de Franval, chaque jour 
ajoute à l’incroyable estime que vous êtes fait pour mériter ; et 
quelques grandes qualités que je vous aie reconnu jusqu’à présent, je 
l’avoue, je ne vous savais pas encore celle de faussaire et de 
calomniateur. — Ah ! vous niez ? — Point du tout ; je ne demande qu’à 
être convaincue ; nous ferons nommer des juges… des experts ; et nous 
demanderons, si vous le voulez bien, la peine la plus rigoureuse pour 
celui des deux qui sera le coupable ? — Voilà ce qu’on appelle de 
l’effronterie : allons, j’aime mieux cela que de la douleur… pour 
suivons. Que vous ayez un amant, madame, dit Franval, en secouant 
l’autre partie du portefeuille, avec une jolie figure et un ennuyeux 
époux, rien que de très simple assurément ; mais qu’à votre âge vous 
entreteniez cet amant, et cela à mes frais, c’est ce que vous me 
permettrez de ne pas trouver aussi simple… Cependant voici pour cent 
mille écus de mémoires, ou payés par vous, ou arrêtés de votre main en 
faveur de Valmont ; daignez les parcourir, je vous conjure, ajouta ce 
monstre en les lui présentant sans les lui laisser toucher…
A Zaïde, bijoutier.
Arrêté le présent mémoire de la somme de vingt-deux mille livres pour le compte de A4 de Valmont, par arrangement avec lui.
FARNEILLE DE FRANVAL
A Jamet, 
marchand de chevaux, six mille livres.., c’est cet attelage bai-brun qui
 fait aujourd’hui les délices de Valmont et l’admiration de tout Paris… 
Oui, madame, en voilà pour trois cent mille deux cent quatre- 
vingt-trois livres dix sols, dont vous devez encore plus d’un tiers, et 
dont vous avez très loyalement acquitté le reste… Eh bien ! madame ? — 
Ah ! monsieur, quant à cette fraude, elle est trop grossière pour me 
causer la plus légère inquiétude ; je n’exige qu’une chose pour 
confondre ceux qui l’inventent contre moi… que les gens à qui j’ai, 
dit-on, arrêté ces mémoires, paraissent, et qu’ils fassent serment que 
j’ai eu affaire à eux. — Ils le feront, madame, n’en doutez pas ; 
m’auraient-ils eux-mêmes prévenus de votre conduite, s’ils n’étaient 
décidés à soutenir ce qu’ils ont déclaré ? L’un d’eux devait même, sans 
moi, vous faire assigner aujourd’hui… Des pleurs amers jaillissent alors
 des beaux yeux de cette malheureuse femme ; son cou rage cesse de la 
soutenir, elle tombe dans un accès de désespoir, mêlé de symptômes 
effrayants, elle frappe sa tête contre les marbres qui l’entourent, elle
 se meurtrit le visage. Monsieur, s’écrie-t-elle, en se jetant aux pieds
 de son époux, daignez vous défaire de moi, je vous en supplie, par des 
moyens moins lents et moins affreux ; puisque mon existence gêne vos 
crimes, anéantissez-la d’un seul coup… ne me plongez pas si lentement au
 tombeau… Suis-je coupable de vous avoir aimé ?… de m’être révoltée 
contre ce qui m’enlevait aussi cruellement votre cœur ?… Eh bien ! 
punis-m’en, barbare, oui, prends ce fer, dit-elle, en se jetant sur 
l’épée de son mari, prends-le, te dis-je, et perce- moi le sein sans 
pitié ; mais que je meure au moins digne de ton estime, que j’emporte au
 tombeau, pour unique consolation, la certitude que tu me crois 
incapable des infamies dont tu ne m’accuses… que pour couvrir les 
tiennes… et elle était à genoux, renversée aux pieds de Franval, ses 
mains saignantes et blessées du fer nu dont elle s’efforçait de se 
saisir pour déchirer son sein ; ce beau sein était découvert, ses 
cheveux en désordre y retombaient en s’inondant des larmes qu’elle 
répandait à grands flots ; jamais la douleur n’eut plus de pathétique et
 plus d’expression, jamais on ne l’avait vue sous des détails plus 
touchants… plus intéressants et plus nobles… - Non, madame, dit Franval,
 en s’opposant au mouvement, non, ce n’est pas votre mort que l’on veut,
 c’est votre punition ; je conçois votre repentir, vos pleurs ne 
m’étonnent point, vous êtes furieuse d’être découverte ; ces 
dispositions me plaisent en vous, elles me font augurer un amendement… 
que précipitera sans doute le sort que je vous destine, et je vole y 
donner mes soins. — Arrête, Franval, s’écrie cette malheureuse, 
n’ébruite pas ton déshonneur, n’apprends pas toi-même au public, que tu 
es à la fois parjure, faussaire, incestueux et calomniateur… Tu veux te 
défaire de moi, je te fuirai, j’irai chercher quelque asile où ton 
souvenir même échappe à ma mémoire… tu seras libre, tu seras criminel 
impunément… oui, je t’oublierai.., si je le puis, cruel, ou si ta 
déchirante image ne peut s’effacer de mon cœur, si elle me pour suit 
encore dans mon obscurité profonde… je ne l’anéantirai pas, perfide, cet
 effort serait au-dessus de moi, non, je ne l’anéantirai pas, mais je me
 punirai de mon aveuglement, et j’ensevelirai dès lors dans l’horreur 
des tombeaux, l’autel coupable où tu fus trop chéri… A ces mots, 
derniers élans d’une âme accablée par une maladie récente, l’infortunée 
s’évanouit et tomba sans con naissance. Les froides ombres de la mort 
s’étendirent sur les roses de ce beau teint, déjà flétries par 
l’aiguillon du désespoir, on ne vit plus qu’une masse inanimée, que ne 
pouvaient pourtant abandonner les grâces, la modestie, la pudeur… tous 
les attraits de la vertu. Le monstre sort, il va jouir, avec sa coupable
 fille, du triomphe effrayant que le vice, ou plutôt la scélératesse, 
ose emporter sur l’innocence et sur le malheur. Ces détails plurent 
infiniment à l’exécrable fille de Franval, elle aurait voulu les voir… 
il aurait fallu porter l’horreur plus loin, il aurait fallu que Valmont 
triomphât des rigueurs de sa mère, que Franval surprît leurs amours. 
Quels moyens, si tout cela eût eu lieu, quels moyens de justification 
fût-il resté à leur victime ? et n’était-il pas important de les lui 
ravir tous ? Telle était Eugénie.
Cependant la 
malheureuse épouse de Franval n’ayant que le sein de sa mère qui pût 
s’entrouvrir à ses larmes, ne fut pas long temps à lui faire part de ses
 nouveaux sujets de chagrins ; ce fut alors que Mme de Farneille imagina
 que l’âge, l’état, la considération personnelle de M. de Clervil, pour 
raient peut-être produire quelques bons effets sur son gendre ; rien 
n’est confiant comme le malheur ; elle mit le mieux qu’elle put ce 
respectable ecclésiastique au fait de tous les désordres de Franval, 
elle le convainquit de ce qu’il n’avait jamais voulu croire, elle lui 
enjoignit surtout de n’employer avec un tel scélérat, que cette 
éloquence persuasive, plutôt faite pour le cœur que pour l’esprit ; 
après qu’il aurait causé avec ce perfide, elle lui recommanda d’obtenir 
une entrevue d’Eugénie, où il mettrait de même en usage tout ce qu’il 
croirait de plus propre à éclairer cette jeune malheureuse sur l’abîme 
ouvert sous ses pas, et à la ramener, s’il était possible, au sein de sa
 mère et de la vertu.
Franval 
instruit que Clervil devait demander à voir sa fille et lui, eut le 
temps de se combiner avec elle, et leurs projets bien disposés, ils 
firent savoir au directeur de Mme de Farneille, que l’un et l’autre 
étaient prêts à l’entendre. La crédule Franval espérait tout de 
l’éloquence de ce guide spirituel ; les malheureux saisissent les 
chimères avec tant d’avidité ; et pour se procurer une jouissance que la
 vérité leur refuse, ils réalisent avec beaucoup d’art toutes les 
illusions !
Clervil arrive
 il était neuf heures du matin ; Franval le reçoit dans l’appartement où
 il avait coutume de passer les nuits avec sa fille ; il l’avait fait 
orner avec toute l’élégance imaginable, en y laissant néanmoins régner 
une sorte de désordre qui constatait ses criminels plaisirs… Eugénie, 
près de là, pouvait tout entendre, afin de se mieux disposer à 
l’entrevue qu’on lui destinait à son tour.
— Ce n’est 
qu’avec la plus grande crainte de vous déranger, monsieur, dit Clervil, 
que j’ose me présenter devant vous ; les gens de notre état sont 
communément si à charge aux personnes qui, comme vous, passent leur vie 
dans les voluptés de ce monde, que je me reproche d’avoir consenti aux 
désirs de Mme de Farneille, en vous faisant demander la permission de 
vous entretenir un instant. — Asseyez-vous, monsieur, et tant que le 
langage de la justice et de la raison régnera dans vos discours, ne 
redoutez jamais l’ennui pour moi. — Vous êtes adoré d’une jeune épouse 
pleine de charmes et de vertus qu’on vous accuse de rendre bien 
malheureuse, monsieur ; n’ayant pour elle que son innocence et sa 
candeur, n’ayant que l’oreille de sa mère qui puisse écouter ses 
plaintes, vous idolâtrant toujours malgré vos torts, vous imaginez 
aisément quelle doit être l’horreur de sa position. Je voudrais, 
monsieur, que nous allassions au fait, il me semble que vous employez 
des détours ; quel est l’objet de votre mission ? — De vous rendre au 
bonheur, s’il était possible. — Donc, si je me trouve heureux comme je 
suis, vous ne devez plus rien avoir à me dire.
— Il est 
impossible, monsieur, que le bonheur puisse se trouver dans le crime. — 
J’en conviens ; mais celui qui, par des études profondes, par des 
réflexions mûres, a pu mettre son esprit au point de ne soupçonner de 
mal à rien, de voir avec la plus tranquille indifférence toutes les 
actions humaines, de les considérer toutes comme des résultats 
nécessaires d’une puissance, telle qu’elle soit, qui tantôt bonne et 
tantôt perverse, mais toujours impérieuse, nous inspire tour à tour, ce 
que les hommes approuvent ou ce qu’ils condamnent, mais jamais rien qui 
la dérange ou qui la trouble, celui-là, dis-je, vous en conviendrez, mon
 sieur, peut se trouver aussi heureux, en se conduisant comme je le 
fais, que vous l’êtes dans la carrière que vous parcourez ; le bonheur 
est idéal, il est l’ouvrage de l’imagination ; c’est une manière d’être 
mû, qui dépend uniquement de notre façon de voir et de sentir ; il 
n’est, excepté la satisfaction des besoins, aucune chose qui rende tous 
les hommes également heureux ; nous voyons chaque jour un individu le 
devenir, de ce qui déplaît souverainement à un autre ; il n’y a donc 
point de bonheur certain, il ne peut en exister pour nous d’autre, que 
celui que nous nous formons en raison de nos organes et de nos 
principes. — Je le sais, monsieur, mais si l’esprit nous trompe, la 
conscience ne nous égare jamais, et voilà le livre où la nature écrit 
tous nos devoirs. — Et n’en faisons-nous pas ce que nous voulons, de 
cette conscience factice ? l’habitude la ploie, elle est pour nous une 
cire molle qui prend sous nos doigts toutes les formes ; si ce livre 
était aussi sûr que vous le dites, l’homme n’aurait-il pas une 
conscience invariable ? d’un bout de la terre à l’autre, toutes les 
actions ne seraient-elles pas les mêmes pour lui ? et cependant cela 
est-il ? l’Hottentot tremble-t-il de ce qui effraie le Français ? et 
celui-ci ne fait-il pas tous les jours ce qui le ferait punir au Japon ?
 Non, monsieur, non, il n’y a rien de réel dans le monde, rien qui 
mérite louange ou blâme, rien qui soit digne d’être récompensé ou puni, 
rien qui, injuste ici, ne soit légitime à cinq cents lieues de là, aucun
 mal réel, en un mot, aucun bien constant. — Ne le croyez pas, monsieur,
 la vertu n’est point une chimère ; il ne s’agit pas de savoir si une 
chose est bonne ici, ou mauvaise à quelques degrés de là, pour lui 
assigner une détermination précise de crime ou de vertu, et s’assurer 
d’y trouver le bonheur en raison du choix qu’on en aura fait ; l’unique 
félicité de l’homme ne peut se trouver que dans la soumission la plus 
entière aux lois de son pays ; il faut, ou qu’il les respecte, ou qu’il 
soit misérable, point. de milieu entre leur infraction ou l’infortune. 
Ce n’est pas, si vous le voulez, de ces choses en elles-mêmes, d’où 
naissent les maux qui nous accablent, quand nous nous y livrons, 
lorsqu’elles sont défendues, c’est de la lésion que ces choses, bonnes 
ou mauvaises intrinséquemment, font aux conventions sociales du climat 
que nous habitons. Il n’y a certainement aucun mal à préférer la 
promenade des boulevards, à celle des Champs-Elysées ; s’il se 
promulguait néanmoins une loi, qui interdît les boulevards aux citoyens,
 celui qui enfreindrait cette loi, se préparerait peut-être une chaîne 
éternelle de malheurs, quoiqu’il n’eût fait qu’une chose très simple en 
l’enfreignant ; l’habitude d’ailleurs, de rompre des freins ordinaires, 
fait bientôt briser les plus sérieux, et d’erreurs en erreurs, on arrive
 à des crimes, faits pour être punis dans tous les pays de l’Univers, 
faits pour inspirer de l’effroi à toutes les créatures raisonnables qui 
habitent le globe, sous quelque pôle que ce puisse être. S’il n’y a pas 
une conscience universelle pour l’homme, il y en a donc une nationale, 
relative à l’existence que nous avons reçue de la nature, et dans 
laquelle sa main imprime nos devoirs en traits, que nous n’effaçons 
point sans danger. Par exemple, monsieur, votre famille vous accuse 
d’inceste ; de quelques sophismes que l’on se soit servi pour légitimer 
ce crime, pour en amoindrir l’horreur, quelque spécieux qu’aient été les
 raisonnements entrepris sur cette matière, de quelque autorité qu’on 
les ait appuyés par des exemples pris chez les nations voisines, il n’en
 reste pas moins démontré, que ce délit, qui n’est tel que chez quelques
 peuples, ne soit certainement dangereux, là où les lois l’interdisent ;
 il n’en est pas moins certain qu’il peut entraîner après lui les plus 
affreux inconvénients, et des crimes nécessités par ce premier… des 
crimes, dis-je, les plus faits pour être en horreur aux hommes. Si vous 
eussiez épousé votre fille sur les bords du Gange, où ces mariages sont 
permis, peut-être n’eussiez- vous fait qu’un mal très inférieur ; dans 
un gouvernement où ces alliances sont défendues, en offrant ce tableau 
révoltant au public.., aux yeux d’une femme qui vous adore, et que cette
 perfidie met au tombeau, vous commettez, sans doute, une action 
épouvantable, un délit qui tend à briser les plus saints nœuds de la 
nature, ceux qui, attachant votre fille à l’être dont elle a reçu le 
jour, doivent lui rendre cet être le plus respectable et le plus sacré 
de tous les objets. Vous obligez cette fille à mépriser des devoirs 
aussi précieux, vous lui faites haïr celle qui l’a portée dans son 
sein ; vous préparez, sans vous en apercevoir, les armes qu’elle peut 
diriger contre vous ; vous ne lui pré sentez aucun système, vous ne lui 
inculquez aucun principe, où ne soit gravée votre condamnation ; et si 
son bras attente un jour à votre vie, vous aurez vous-même aiguisé les 
poignards.
— Votre 
manière de raisonner, si différente de celle des gens de votre état, 
répondit Franval, va m’engager d’abord à de la confiance, monsieur ; je 
pourrais nier votre inculpation ; ma franchise à me dévoiler vis- à-vis 
de vous, va vous obliger, je l’espère, à croire également les torts de 
ma femme, quand j’emploierai, pour vous les exposer, la même vérité qui 
va guider l’aveu des miens. Oui, monsieur, j’aime ma fille, je l’aime 
avec passion, elle est ma maîtresse, ma femme, ma sœur, ma confidente, 
mon amie, mon unique dieu sur la terre, elle a tous les titres enfin qui
 peuvent obtenir les hommages d’un cœur, et tous ceux du mien lui sont 
dus ; ces sentiments dureront autant que ma vie ; je dois donc les 
justifier, sans doute, ne pouvant parvenir à y renoncer. Le premier 
devoir d’un père envers sa fille, est incontestablement, vous en 
conviendrez, monsieur, de lui procurer la plus grande somme de bonheur 
possible ; s’il n’y est point parvenu, il est en reste avec cette 
fille ; s’il a réussi, il est à l’abri de tous les reproches. Je n’ai ni
 séduit ni contraint Eugénie, cette considération est remarquable, ne la
 laissez pas échapper ; je ne lui ai point caché le monde, je lui ai 
développé les roses de l’hymen à côté des ronces qu’on y trouve ; je me 
suis offert ensuite, j’ai laissé Eugénie libre de choisir, elle a eu 
tout le temps de la réflexion, elle n’a point balancé, elle a pro testé 
qu’elle ne trouvait le bonheur qu’avec moi ; ai-je eu tort de lui donner
 pour la rendre heureuse, ce qu’avec connaissance de cause, elle a paru 
préférer à tout ? — Ces sophismes ne légitiment rien, monsieur, vous ne 
deviez pas laisser entrevoir à votre fille, que l’être qu’elle ne 
pouvait préférer sans crime, pouvait devenir l’objet de son bon heur ; 
quelque belle apparence que pût avoir un fruit, ne vous repentiriez-vous
 pas de l’offrir à quelqu’un, si vous étiez sûr que la mort fût cachée 
sous sa pulpe ? Non, monsieur, non, vous n’avez eu que vous pour objet, 
dans cette malheureuse conduite, et vous en avez rendu votre fille et la
 complice et la victime ; ces procédés sont impardonnables… et cette 
épouse vertueuse et sensible, dont vous déchirez le sein à plaisir, 
quels torts a-t-elle à vos yeux ? quels torts, homme injuste.., quel 
autre que celui de vous idolâtrer ? — Voilà où je vous veux, monsieur, 
et c’est sur cet objet que j’attends de vous de la confiance ; j’ai 
quelque droit d’en espérer sans doute, après la manière pleine de 
franchise dont vous venez de me voir convenir de ce qu’on m’impute. Et 
alors Franval, en montrant à Clervil les fausses lettres et les faux 
billets qu’il attribuait à sa femme, lui certifia que rien n’était plus 
réel que ces pièces, et que l’intrigue de Mme de Franval avec celui 
qu’elles avaient pour objet. Clervil savait tout : — Eh bien ! monsieur,
 dit-il alors fermement à Franval, ai-je eu raison de vous dire qu’une 
erreur vue d’abord comme sans conséquence en elle-même, peut, en nous 
accoutumant à franchir des bornes, nous conduire aux derniers excès du 
crime et de la méchanceté ? Vous avez commencé par une action, nulle à 
vos yeux, et vous voyez, pour la légitimer ou la couvrir, toutes les 
infamies qu’il vous faut faire… Voulez-vous m’en croire, mon sieur, 
jetons au feu ces impardonnables noirceurs, et oublions-en, je vous 
conjure, jusqu’au plus léger souvenir. — Ces pièces sont réelles, 
monsieur. — Elles sont fausses.
— Vous ne pouvez être que dans le doute ; cet état suffit-il à me donner un démenti ?
— Permettez, 
monsieur, je n’ai pour les supposer vraies, que ce que vous me dites, et
 vous avez le plus grand intérêt à soutenir votre accusation ; j’ai, 
pour croire ces pièces fausses, les aveux de votre épouse, qui aurait 
également le plus grand intérêt à me dire si elles étaient réelles, dans
 le cas où elles le seraient ; voilà comme je juge, monsieur… l’intérêt 
des hommes, tel est le véhicule de toutes leurs démarches, le grand 
ressort de toutes leurs actions ; où je le trouve, s’allume aussitôt 
pour moi le flambeau de la vérité ; cette règle ne me trompa jamais, il y
 a quarante ans que je m’en sers ; et la vertu de votre femme 
n’anéantira-t-elle pas d’ailleurs à tous les yeux cette abominable 
calomnie ? est-ce avec sa franchise, est-ce avec sa candeur, est-ce avec
 l’amour dont elle brûle encore pour vous, qu’on se permet de telles 
atrocités ? Non, monsieur, non, ce ne sont point là les débuts du 
crime ; en en connaissant aussi bien les effets, vous en deviez mieux 
diriger les fils. — Des invectives, monsieur ! — Pardon, l’injustice, la
 calomnie, le libertinage, révoltent si souverainement mon âme, que je 
ne suis quelque fois pas le maître de l’agitation où ces horreurs me 
plongent ; brûlons ces papiers, monsieur, je vous le demande encore avec
 instance.., brûlons-les, pour votre honneur et pour votre repos. — Je 
n’imaginais pas, monsieur, dit Franval, en se levant, qu’avec le 
ministère que vous exercez, on devînt aussi facilement l’apologiste.., 
le protecteur de l’inconduite et de l’adultère ; ma femme me flétrit, 
elle me ruine, je vous le prouve ; votre aveuglement sur elle, vous fait
 préférer de m’accuser moi-même et de me supposer plutôt un 
calomniateur, qu’elle une femme perfide et débauchée ! Eh bien, 
monsieur, les lois en décideront, tous les tribunaux de France 
retentiront de mes plaintes, j’y porterai mes preuves, j’y publierai mon
 déshonneur, et nous verrons alors si vous aurez encore la bonhomie ou 
plutôt la sottise de protéger contre moi une aussi impudente créature. —
 Je me retirerai donc, monsieur, dit Clervil, en se levant aussi ; je 
n’imaginais pas que les travers de votre esprit altérassent autant les 
qualités de votre cœur, et qu’aveuglé par une vengeance injuste, vous 
devinssiez capable de soutenir de sang-froid ce que pût enfanter le 
délire… Ah ! monsieur, comme tout ceci me convainc mieux que jamais, que
 quand l’homme a franchi le plus sacré de ses devoirs, il se permet 
bientôt de pulvériser tous les autres… si vos réflexions vous ramènent, 
vous daignerez me faire avertir, monsieur, et vous trouverez toujours, 
dans votre famille et moi, des amis prêts à vous recevoir… M’est-il 
permis de voir un instant mademoiselle votre fille ? — Vous en êtes le 
maître, monsieur, je vous exhorte même à faire valoir auprès d’elle, ou 
des moyens plus éloquents, ou des ressources plus sûres, pour lui 
présenter ces vérités lumineuses, ou je n’ai eu le malheur d’apercevoir 
que de l’aveuglement et des sophismes.
Clervil passa 
chez Eugénie. Elle l’attendait dans le déshabillé le plus coquet et le 
plus élégant ; cette sorte d’indécence, fruit de l’abandon de soi-même 
et du crime, régnait impudemment dans ses gestes et dans ses regards, et
 la perfide, outrageant les grâces qui l’embellissaient malgré elle, 
réunissait et ce qui peut enflammer le vice, et ce qui révolte la vertu.
N’appartenant 
pas à une jeune fille d’entrer dans des détails aussi profonds, qu’à un 
philosophe comme Franval, Eugénie s’en tint au persiflage ; peu à peu 
elle en vint aux agaceries les plus décidées ; mais s’apercevant bientôt
 que ses séductions étaient perdues, et qu’un homme aussi vertueux que 
celui auquel elle avait affaire, ne se prendrait pas à ses pièges, elle 
coupe adroitement les nœuds qui retiennent le voile de ses charmes, et 
se mettant ainsi dans le plus grand désordre avant que Clervil ait le 
temps de s’en apercevoir : — Le misérable, dit-elle en jetant les hauts 
cris, qu’on éloigne ce monstre ! que l’on cache surtout son crime à mon 
père. Juste ciel ! j’attends de lui des conseils pieux… et le malhonnête
 homme en veut à ma pudeur… Voyez, dit-elle à ses gens accourus sur ses 
cris, voyez l’état où l’impudent m’a mise ; les voilà, les voilà ces 
bénins sectateurs d’une divinité qu’ils outragent ; le scandale, la 
débauche, la séduction, voilà ce qui compose leurs mœurs, et, dupes de 
leur fausse vertu, nous osons sottement les révérer encore.
Clervil, très 
irrité d’un pareil esclandre, parvint pourtant à cacher son trouble ; et
 se retirant, avec sang-froid, au travers de la foule qui l’entoure : — 
Que le ciel, dit-il paisiblement, conserve cette infortunée.., qu’il la 
rende meilleure s’il le peut, et que personne dans sa maison n’attente 
plus, que moi sur des sentiments de vertu.., que je venais bien moins 
pour flétrir que pour ranimer dans son cœur.
Tel fut le 
seul fruit que Mme de Farneille et sa fille recueillirent d’une 
négociation dont elles avaient tant espéré. Elles étaient loin de 
connaître les dégradations que le crime occasionne dans l’âme des 
scélérats ; ce qui agirait sur les autres, les aigrit, et c’est dans les
 leçons mêmes de la sagesse qu’ils trouvent de l’encouragement au mal.
De ce moment 
tout s’envenima de part et d’autre ; Franval et Eugénie virent bien 
qu’il fallait convaincre Mme de Franval de ses prétendus torts, d’une 
manière qui ne lui permît plus d’en douter ; et Mme de Farneille, de 
concert avec sa fille, projeta très sérieusement de faire enlever 
Eugénie. On en parla à Clervil : cet honnête ami refusa de prendre part à
 d’aussi vives résolutions ; il avait, disait-il, été trop maltraité 
dans cette affaire pour pouvoir autre chose qu’implorer la grâce des 
coupables, il la demandait avec instance, et se défendait constamment de
 tout autre genre d’office ou de médiation. Quelle sublimité de 
sentiments ! Pourquoi cette noblesse est-elle si rare dans les individus
 de cette robe ? Ou pourquoi cet homme unique en portait-il une si 
flétrie ? Commençons par les tentatives de Franval.
Valmont 
reparut. — Tu es un imbécile, lui dit le coupable amant d’Eugénie, tu es
 indigne d’être mon élève ; et je tympanise aux yeux de tout Paris si, 
dans une seconde entrevue, tu ne te conduis pas mieux avec ma femme ; il
 faut l’avoir, mon ami, mais l’avoir authentiquement, il faut que mes 
yeux me convainquent de sa défaite… il faut enfin que je puisse ôter à 
cette détestable créature tout moyen d’excuse et de défense. — Mais si 
elle résiste, répondit Valmont. — Tu emploieras la violence… j’aurai 
soin d’écarter tout le monde… Effraye- la, menace-la, qu’importe ?… je 
regarderai comme autant de services signalés de ta part, tous les moyens
 de ton triomphe. — Écoute, dit alors Valmont, je consens à ce que tu me
 proposes, je te donne ma parole que ta femme cédera ; mais j’exige une 
condition, rien de fait si tu la refuses ; la jalousie ne doit entrer 
pour rien dans nos arrangements ; tu le sais ; j’exige donc que tu me 
laisses passer un seul quart d’heure avec Eugénie… tu n’imagines pas 
comme je me conduirai quand j’aurai joui du plaisir d’entretenir un 
moment ta fille… - Mais, Val mont… - Je conçois tes craintes ; mais si 
tu me crois ton ami, je ne te les pardonne pas, je n’aspire qu’aux 
charmes de voir Eugénie seule et de l’entretenir une minute. — Val mont,
 dit Franval un peu étonné, tu mets à tes services un prix beaucoup trop
 cher ; je connais, comme toi, tous les ridicules de la jalousie, mais 
j’idolâtre celle dont tu me parles, et je céderais plutôt ma fortune que
 ses faveurs. — Je n’y prétends pas, sois tranquille ; et Franval qui 
voit bien que, dans le nombre de ses connaissances, aucun être, n’est 
capable de le servir comme Val- mont, s’opposant vivement à ce qu’il 
échappe… - Eh bien ! lui dit-il avec un peu d’humeur, je le répète, tes 
services sont chers ; en les acquittant de cette façon, tu me tiens 
quitte de la reconnaissance. — Oh ! la reconnaissance n’est le prix que 
des services honnêtes ; elle ne s’allumera jamais dans ton cœur pour 
ceux que je vais te rendre ; il y a mieux, c’est qu’ils nous 
brouilleront avant deux mois… Va, mon ami, je connais l’homme… ses 
travers.., ses écarts, et toutes les suites qu’ils entraînent ; place 
cet animal, le plus méchant de tous, dans telle situation qu’il te 
plaira, et je ne manquerai pas un seul résultat sur tes données. Je veux
 donc être payé d’avance, ou je ne fais rien. -J’accepte, dit Franval. —
 Eh bien ! répondit Valmont, tout dépend de ta volonté maintenant, 
j’agirai quand tu voudras. — Il me faut quelques jours pour mes 
préparatifs, dit Franval, mais dans quatre au plus je suis à toi.
M. de Franval 
avait élevé sa fille de manière à être bien sûr que ce ne serait pas 
l’excès de sa pudeur qui lui ferait refuser de se prêter aux plans 
combinés avec son ami ; mais il était jaloux, Eugénie le savait ; elle 
l’adorait pour le moins autant qu’elle en était chérie, et elle avoua à 
Franval, dès qu’elle sut de quoi il s’agissait, qu’elle redoutait 
infiniment que ce tête-à-tête n’eut des suites. Franval, qui croyait 
connaître assez Valmont, pour être sûr qu’il n’y aurait dans tout cela 
que quelques aliments pour sa tête, mais aucun danger pour son cœur, 
dissipa de son mieux les craintes de sa fille, et tout se prépara.
Tel fut 
l’instant où Franval apprit par des gens sûrs et totalement à lui dans 
la maison de sa belle-mère, qu’Eugénie courait de grands risques, et que
 Mme de Farneille était au moment d’obtenir un ordre pour la faire 
enlever. Franval ne doute pas que le complot ne soit l’ouvrage de 
Clervil ; et laissant là pour un moment les projets de Valmont, il ne 
s’occupe que du soin de se défaire du malheureux ecclésiastique qu’il 
croit si faussement l’instigateur de tout ; il sème l’or ; ce véhicule 
puissant de tous les vices, est placé par lui dans mille mains 
diverses : six coquins affidés lui répondent enfin d’exécuter ses 
ordres.
Un soir, au 
moment où Clervil, qui soupait souvent chez Mme de Farneille, s’en 
retire seul, et à pied, on l’enveloppe… on le saisit.., on lui dit que 
c’est de la part du gouvernement. On lui montre un ordre contre fait, on
 le jette dans une chaise de poste, et on le conduit en toute diligence 
dans les prisons d’un château isolé que possédait Franval, au fond des 
Ardennes. Là, le mal heureux est recommandé au concierge de cette terre,
 comme un scélérat qui a voulu attenter à la vie de son maître ; et les 
meilleures précautions se prennent pour que cette victime infortunée, 
dont le seul tort est d’avoir usé de trop d’indulgence envers ceux qui 
l’outragent aussi cruellement, ne puisse jamais reparaître au jour.
Mme de 
Farneille fut au désespoir. Elle ne douta point que le coup ne partît de
 la main de son gendre ; les soins nécessaires à retrouver Clervil 
ralentirent un peu ceux de l’enlèvement d’Eugénie ; avec un très petit 
nombre de connaissances et un crédit fort médiocre, il était difficile 
de s’occuper à la fois de deux objets aussi importants, d’ailleurs cette
 action vigoureuse de Franval en avait imposé. On ne pensa donc qu’au 
directeur ; mais toutes les recherches furent vaines ; notre scélérat 
avait si bien pris ses mesures, qu’il devint impossible de rien 
découvrir : Mme de Franval n’osait trop questionner son mari, ils ne 
s’étaient pas encore parlé depuis la dernière scène, mais la grandeur de
 l’intérêt anéantit toute considération ; elle eut enfin le courage de 
demander à son tyran, si son projet était d’ajouter à tous les mauvais 
procédés qu’il avait pour elle, celui d’avoir privé sa mère du meilleur 
ami qu’elle eût au monde. Le monstre se défendit ; il poussa la fausseté
 jusqu’à s’offrir pour faire des recherches ; voyant que pour préparer 
la scélératesse de Valmont, il avait besoin d’adoucir l’esprit de sa 
femme en renouvelant sa parole de tout mettre en mouvement pour 
retrouver Clervil, il prodigua les caresses à cette crédule épouse, 
l’assura que quelque infidélité qu’il lui fît, il lui devenait 
impossible de ne pas l’adorer au fond de l’âme ; et Mme de Franval, 
toujours complaisante et douce, toujours heureuse de ce qui la 
rapprochait d’un homme, qui lui était plus cher que la vie, se prêta à 
tous les désirs de cet époux perfide, les prévint, les servit, les 
partagea tous, sans oser profiter du moment, comme elle l’aurait dû, 
pour obtenir au moins de ce barbare une conduite meilleure, et qui ne 
plongeât pas chaque jour sa malheureuse épouse dans un abîme de 
tourments et de maux. Mais l’eût-elle fait, le succès eût-il couronné 
ses tentatives ? Franval, si faux dans toutes les actions de sa vie, 
devait-il être plus sincère dans celle qui n’avait, selon lui, 
d’attraits qu’autant qu’on y franchissait quelques digues ; il eût tout 
promis sans doute pour le seul plaisir de tout enfreindre, peut-être 
même eût-il désiré qu’on exigeât de lui des serments, pour ajouter les 
attraits du parjure à ses affreuses jouissances. Franval, absolument en 
repos, ne songea plus qu’à troubler les autres ; tel était le genre de 
son caractère vindicatif ; turbulent, impétueux, quand on l’inquiétait ;
 redésirant sa tranquillité à quelque prix que ce pût être, et ne 
prenant maladroitement pour l’avoir que les moyens les plus capables de 
la lui faire perdre de nouveau. L’obtenait- il ? ce n’était plus qu’à 
nuire qu’il employait toutes ses facultés morales et physiques ; ainsi 
toujours en action, ou il fallait qu’il prévînt les artifices qu’il 
contraignait les autres à employer contre lui ou il fallait qu’il en 
dirigeât contre eux.
Tout était disposé pour satisfaire Valmont ; et son tête-à-tête eut lieu près d’une heure dans l’appartement même d’Eugénie.
[Là, dans 
une salle décorée, Eugénie, nue sur un piédestal, représentait une jeune
 sauvage fatiguée de la chasse, et, s’appuyant sur un tronc de palmier, 
dont les branches élevées cachaient une infinité de lumières disposées 
de façon que les reflets, ne portant que sur les charmes de cette belle 
fille, les faisaient valoir avec le plus d’art. L’espèce de petit 
théâtre où paraissait cette statue animée se trouvait environné d’un 
canal plein d’eau et de six pieds de large, qui servait de barrière à la
 jeune sauvage et l’empêchait d’être approchée de nulle part. Au bord de
 cette circonvallation, était placé le fauteuil [ de Valmont] ; un 
cordon de soie y répondait : en manœuvrant ce filet, il faisait tourner 
le piédestal en telle sorte que l’objet de son culte pouvait être aperçu
 par lui de tous côtés, et l’attitude était telle, qu’en quelque manière
 qu’elle fût dirigée, elle se trouvait toujours agréable. [ Franval] 
caché derrière une décoration du bosquet, pouvait à la fois porter ses 
yeux sur sa maîtresse et sur son ami, et l’examen, d’après la dernière 
convention, devait être d’une demi-heure… Valmont se place… il est dans 
l’ivresse, jamais autant d’attraits ne se sont, dit-il, offerts à sa 
vue ; il cède aux transports qui l’enflamment. Le cordon, variant sans 
cesse, lui offre à tout instant des attraits nouveaux : auquel 
sacrifiera-t-il ? lequel sera préféré ? il l’ignore ; tout est si beau 
dans Eugénie ! Cependant les minutes s’écoulent ; elles passent vite 
dans de telles circonstances ; l’heure frappe : le chevalier 
s’abandonne, et l’encens vole aux pieds du dieu dont le sanctuaire lui 
est interdit. Une gaze tombe, il faut se retirer.]
— Eh bien ! 
es-tu content, dit Franval, en rejoignant son ami. — C’est une créature 
délicieuse, répondit Valmont ; mais Franval, je te le conseille, ne 
hasarde pas pareille chose avec un autre homme, et félicite-toi des 
sentiments qui, dans mon cœur, doivent te garantir de tous dangers. — 
J’y compte, répondit Franval assez sérieusement, agis donc maintenant au
 plus tôt. — Je préparerai demain ta femme.., tu sens qu’il faut une 
conversation préliminaire.., quatre jours après tu peux être sûr de moi.
 Les paroles se donnent et l’on se sépare.
Mais il s’en 
fallait bien qu’après une telle entrevue, Valmont eût envie de trahir 
Mme de Franval, ou d’assurer à son ami une conquête dont il n’était 
devenu que trop envieux. Eugénie avait fait sur lui des impressions 
assez profondes pour qu’il ne pût y renoncer ; il était résolu de 
l’obtenir pour femme, à quelque prix que ce pût être. En y pensant 
mûrement, dès que l’intrigue d’Eugénie avec son père ne le rebutait pas,
 il était bien certain que sa fortune égalant celle de Colunce, il 
pouvait à tout aussi juste titre, prétendre à la même alliance ; il 
imagina donc qu’en se présentant pour époux, il ne pouvait pas être 
refusé, et qu’en agissant avec ardeur, pour rompre les liens incestueux 
d’Eugénie, en répondant à la famille d’y réussir, il obtiendrait 
infailliblement l’objet de son culte…à une affaire près avec Franval, 
dont son courage lui faisait espérer le succès.
Vingt- quatre 
heures suffisent à ces réflexions, et c’est tout plein de ces idées, que
 Valmont se rend chez Mme de Franval. Elle était avertie ; dans sa 
dernière entrevue avec son mari, on se rappelle qu’elle s’était presque 
raccommodée, ou plutôt qu’ayant cédé aux artifices insidieux de ce 
perfide, elle ne pouvait plus refuser la visite de Valmont. Elle avait 
pourtant objecté les billets, les propos, les idées qu’avait eues 
Franval ; mais lui, n’ayant plus l’air de songer à rien, l’avait très 
assurée, que la plus sûre façon de faire croire que tout cela était faux
 ou n’existait plus, était de voir son ami comme à l’ordinaire ; s’y 
refuser, assurait-il, légitimerait ces soupçons ; la meilleure preuve 
qu’une femme puisse fournir de son honnêteté, lui avait-il dit, est de 
continuer à voir publiquement celui dont on a tenu des propos relatifs à
 elle : tout cela était sophistiqué ; Mme de Franval le sentait à 
merveille, mais elle espérait une explication de Valmont ; le désir de 
l’avoir, joint à celui de ne point fâcher son époux, avait fait 
disparaître à ses yeux tout ce qui aurait dû raisonnablement l’empêcher 
de voir ce jeune homme. Il arrive donc, et Franval se hâtant de sortir, 
les laisse aux prises comme la dernière fois les éclaircissements 
devaient être vifs et longs ; Valmont plein de ses idées, abrège tout et
 vient au fait.
— O ! madame, 
ne voyez plus en moi le même homme qui se rendit si coupable à vos yeux 
la dernière fois qu’il vous entre tint, se pressa-t-il de dire ; j’étais
 alors le complice des torts de votre époux, j’en deviens aujourd’hui le
 réparateur ; mais prenez confiance en moi, madame, daignez vous 
pénétrer de la parole d’honneur que je vous donne de ne venir ici ni 
pour vous mentir, ni pour vous en imposer sur rien ; alors il convint de
 l’histoire des faux billets et des lettres contrefaites, il demanda 
mille excuses de s’y être prêté, il prévint Mme de Franval des nouvelles
 horreurs qu’on exigeait encore de lui, et pour constater sa franchise, 
il avoua ses sentiments pour Eugénie, dévoila ce qui s’était fait, 
s’engagea à tout rompre, à enlever Eugénie à Franval, et à la conduire 
en Picardie, dans une des terres de Mme de Farneille, si l’une et 
l’autre de ces dames lui en accordaient la permission, et lui 
promettaient en mariage pour récompense, celle qu’il aurait retirée de 
l’abîme.
Ces discours, 
ces aveux de Valmont portaient un tel caractère de vérité, que Mme de 
Franval ne put s’empêcher d’être convaincue ; Valmont était un excellent
 parti pour sa fille ; après la mauvaise conduite d’Eugénie, 
pouvait-elle espérer autant ? Valmont se chargeait de tout, il n’y avait
 pas d’autre moyen de faire cesser le crime affreux qui désespérait Mme 
de Franval ; ne devait-elle pas se flatter d’ailleurs du retour des 
sentiments de son époux, après la rupture de la seule intrigue, qui 
réellement pût devenir dangereuse et pour elle et pour lui ; ces 
considérations la décidèrent, elle se rendit, mais aux conditions que 
Valmont lui donne rait sa parole de ne point se battre contre son mari, 
de passer en pays étranger après avoir rendu Eugénie à M’ de Farneille, 
et d’y rester jusqu’à ce que la tête de Franval fût devenue assez calme,
 pour se consoler de la perte de ses illicites amours, et consentir 
enfin au mariage. Valmont s’engagea à tout ; me de Franval, de son côté,
 lui répondit des intentions de sa mère, elle l’assura qu’elle ne 
contrarierait en rien les résolutions qu’ils prenaient ensemble, et 
Valmont se retira en renouvelant ses excuses à me de Franval, d’avoir pu
 se porter contre elle à tout ce que son malhonnête époux en avait 
exigé. Dès le lendemain, Mme de Farneille instruite, partit pour la 
Picardie, et Franval, noyé dans le tourbillon perpétuel de ses plaisirs,
 comptant solidement sur Valmont, ne craignant plus Clervil, se jeta 
dans le piège préparé, avec la même bonhomie qu’il désirait si souvent 
voir aux autres, quand à son tour il avait envie de les y faire tomber.
Depuis environ
 six mois, Eugénie qui touchait à sa dix-septième année, sortait assez 
souvent seule, ou avec quelques-unes de ses amies. La veille du jour où 
Valmont, par arrangement pris avec son ami, devait attaquer Mile de 
Franval, elle était absolu ment seule à une pièce nouvelle des Français,
 et elle en revenait de même, devant aller chercher son père dans une 
maison où il lui avait donné rendez-vous, afin de se rendre ensemble 
dans celle où tous les deux sou paient… A peine la voiture de Mile de 
Franval a-t-elle quitté le faubourg Saint- Germain, que dix hommes 
masqués arrêtent les chevaux, ouvrent la portière, se saisissent 
d’Eugénie, et la jettent dans une chaise de poste, à côté de Valmont 
qui, prenant toute sorte de précaution pour empêcher les cris, 
recommande la plus extrême diligence, et se trouve hors de Paris en un 
clin d’œil.
Il était 
malheureusement devenu impossible de se défaire des gens et du carrosse 
d’Eugénie, moyennant quoi Franval fut averti fort vite. Valmont, pour se
 mettre à couvert, avait compté sur l’incertitude où serait Franval de 
la route qu’il prendrait, et sur les deux ou trois heures d’avance qu’il
 devrait nécessairement avoir. Pourvu qu’il touchât la terre de Mme de 
Farneille, c’était tout ce qu’il fallait, parce que de là, deux femmes 
sûres, et une voiture de poste, attendaient Eugénie pour la conduire sur
 les frontières, dans un asile ignoré même de Valmont, qui, passant tout
 de suite en Hollande, ne reparaissait plus que pour épouser sa 
maîtresse, dès que Mme de Farneille et sa fille lui feraient savoir 
qu’il n’y avait plus d’obstacles ; mais la fortune permit que ces sages 
projets échouassent près des horribles desseins du scélérat dont il 
s’agit.
Franval 
instruit ne perd pas un instant, il se rend à la poste, il demande pour 
quelle route on a donné des chevaux depuis six heures du soir. A sept, 
il est parti une berline pour Lyon, à huit, une chaise de poste pour la 
Picardie ; Franval ne balance pas, la berline de Lyon ne doit assurément
 pas l’intéresser, mais une chaise de poste faisant route vers une 
province où Mme de Farneille a des terres, c’est cela, en douter serait 
une folie ; il fait donc mettre promptement les huit meilleurs chevaux 
de la poste sur la voiture da laquelle il se trouve, il fait prendre 
d’es bidets à ses gens, achète et charge des pistolets pendant qu’on 
attelle, et vole comme un trait où le conduisent l’amour, le désespoir 
et la vengeance. En relayant à Senlis, il apprend que la chaise qu’il 
poursuit en sort à peine… Franval ordonne qu’on fende l’air ; pour son 
malheur, il atteint la voiture ; ses gens et lui, le pistolet à la main,
 arrêtent le postillon de Valmont, et l’impétueux Franval reconnaissant 
son adversaire, lui brûle la cervelle avant qu’il ne se mette en 
défense, arrache Eugénie mourante, se jette avec elle dans son carrosse,
 et se retrouve à Paris avant dix heures du matin. Peu inquiet de tout 
ce qui vient d’arriver, Franval ne s’occupe que d’Eugénie… Le perfide 
Valmont n’a-t-il point voulu profiter des circonstances ? Eugénie 
est-elle encore fidèle, et ses coupables nœuds ne sont-ils pas flétris ?
 Male de Franval rassure son père. Valmont n’a fait que lui dévoiler son
 projet, et plein d’espoir de l’épouser bientôt, il s’est gardé de 
profaner l’autel où il voulait offrir des vœux purs ; les serments 
d’Eugénie rassurent Franval… Mais sa femme.., était-elle au fait de ces 
manœuvres… s’y était-elle prêtée ? Eugénie, qui avait eu le temps de 
s’instruire, certifie que tout est l’ouvrage de sa mère, à laquelle elle
 prodigue les noms les plus odieux, et que cette fatale entrevue, où 
Franval s’imaginait que Valmont se préparait à le servir si bien, était 
positivement celle où il le trahissait avec le plus d’impudence. — Ah ! 
dit Franval, furieux, que n’a-t-il encore mille vies… j’irais les lui 
arracher toutes les unes après les autres… Et ma femme ?…quand je 
cherchais à l’étourdir.., elle était la première à me tromper… cette 
créature que l’on croit si douce… cet ange de vertu… Ah ! traîtresse, 
traîtresse, tu paieras cher ton crime.., il faut du sang à ma vengeance,
 et j’irai, s’il le faut, le puiser de mes lèvres dans tes veines 
perfides… Tranquillise-toi, Eugénie, pour suit Franval dans un état 
violent.., oui, tranquillise-toi, le repos te devient nécessaire, va le 
goûter pendant quelques heures, je veillerai seul à tout ceci.
Cependant Mme 
de Farneille, qui avait placé des espions sur la route, n’est pas long 
temps sans être avertie de tout ce qui vient de se passer ; sachant sa 
petite-fille reprise, et Valmont tué, elle accourt promptement à Paris… 
Furieuse, elle assemble sur-le-champ son conseil ; on lui fait voir que 
le meurtre de Valmont va livrer Franval entre ses mains, que le crédit 
qu’elle redoute va s’éclipser dans un instant, et, qu’elle redevient 
aussi tôt maître et de sa fille et d’Eugénie ; mais on lui recommande de
 prévenir l’éclat, et dans la crainte d’une procédure flétrissante, de 
solliciter un ordre qui puisse mettre son gendre à couvert. Franval 
aussitôt instruit de ces avis et des démarches qui en deviennent les 
suites, apprenant à la fois que son affaire se sait, et que sa 
belle-mère n’attend, lui dit-on, que son désastre pour en profiter, vole
 aussitôt à Versailles, voit le ministre, lui confie tout, et n’en 
reçoit pour réponse que le conseil d’aller se cacher promptement dans 
celle de ses terres qu’il possède en Alsace, sur les frontières de la 
Suisse. Franval revient à l’instant chez lui, et dans le dessein de ne 
pas manquer sa vengeance, de punir la trahison de sa femme, et de se 
trouver toujours possesseur d’objets assez chers à Mme de Farneille, 
pour qu’elle n’ose, politiquement au moins, prendre parti contre lui, il
 se résout de ne partir pour Valmor, cette terre que lui a conseillé le 
ministre, de n’y aller, dis-je, qu’accompagné de sa femme et de sa 
fille… Mais Mme de Franval acceptera-t-elle ? se sentant coupable de 
l’espèce de trahison qui a occasionné tout ce qui arrive, pourra-t-elle 
s’éloigner autant ? osera-t-elle se confier sans crainte aux bras d’un 
époux outragé ? Telle est l’inquiétude de Franval ; pour savoir à quoi 
s’en tenir, il entre à l’instant chez sa femme, qui savait déjà tout.
— Madame, lui 
dit-il avec sang-froid, vous m’avez plongé dans un abîme de malheurs par
 des indiscrétions bien peu réfléchies ; en en blâmant l’effet j’en 
approuve néanmoins la cause, elle est assurément dans votre amour pour 
votre fille et pour moi ; et comme les premiers torts m’appartiennent, 
je dois oublier les seconds. Chère et tendre moitié de ma vie, 
continue-t-il, en tombant aux genoux de sa femme, voulez-vous accepter 
une réconciliation que rien ne puisse troubler désormais ; je viens vous
 l’offrir, et voici ce que je mets en vos mains pour la sceller… Alors 
il dépose aux pieds de son épouse tous les papiers contrefaits de la 
prétendue correspondance de Valmont. Brûlez tout cela, chère amie, je 
vous conjure, poursuit le traître, avec des larmes feintes, et pardonnez
 ce que la jalousie m’a fait faire : bannissons toute aigreur entre 
nous ; j’ai de grands torts, je le confesse ; mais qui sait si Valmont, 
pour réussir dans ses projets, ne m’a point noirci près de vous bien 
plus que je ne le mérite.., s’il avait osé dire que j’eusse pu cesser de
 vous aimer… que vous n’eussiez pas toujours été l’objet le plus 
précieux et le plus respectable qui fût pour moi dans l’univers ; ah ! 
cher ange, s’il se fût souillé de ces calomnies, que j’aurais bien fait 
de priver le monde d’un pareil fourbe et d’un tel imposteur ! — Oh ! mon
 sieur, dit Mme de Franval en larmes, est-il possible de concevoir les 
atrocités que vous enfantâtes contre moi ? Quelle confiance voulez-vous 
que je prenne en vous après de telles horreurs ? — Je veux que vous 
m’aimiez encore, ô la plus tendre et la plus aimable des femmes ! je 
veux, qu’accusant uniquement ma tête de la multitude de mes écarts, vous
 vous convainquiez que jamais ce cœur, où vous régnâtes éternellement, 
ne put être capable de vous trahir… oui, je veux que vous sachiez qu’il 
n’est pas une de mes erreurs qui ne m’ait rapproché plus vive ment de 
vous… Plus je m’éloignais de ma chère épouse, moins je voyais la 
possibilité de la retrouver dans rien ; ni les plaisirs, ni les 
sentiments n’égalaient ceux que mon inconstance me faisait perdre avec 
elle, et dans les bras même de son image, je regrettais la réalité… Oh !
 chère et divine amie, où trouver une âme comme la tienne ! où goûter 
les faveurs qu’on cueille dans tes bras ! Oui, j’abjure tous mes 
égarements… je tt veux plus vivre que pour toi seule au monde… que pour 
rétablir dans ton cœur ulcéré, cet amour si justement détruit par des 
torts… dont j’abjure jusqu’au souvenir.
Il était 
impossible à Mme de Franval de résister à des expressions aussi tendres 
de la part d’un homme qu’elle adorait toujours ; peut-on haïr ce qu’on a
 bien aimé ? Avec l’âme délicate et sensible de cette intéressante 
femme, voit-On de sang-froid, à ses pieds, noyé des larmes du remords, 
l’objet qui fut si précieux ? Des sanglots s’échappèrent… — Moi, 
dit-elle, en pressant sur son cœur les mains de son époux… moi qui n’ai 
jamais cessé de t’idolâtrer, cruel ! c’est moi que tu désespères à 
plaisir !… ah ! le ciel m’est témoin que de tous les fléaux dont tu 
pouvais me frapper, la crainte d’avoir perdu ton cœur, ou d’être 
soupçonnée par toi, devenait le plus sanglant de tous… Et quel objet 
encore tu prends pour m’outrager ?… ma fille !… c’est de ses mains dont 
tu perces mon cœur… tu veux me forcer de haïr celle que la nature m’a 
rendue si chère ? — Ah ! dit Franval toujours plus enflammé, je veux la 
ramener à tes genoux, je veux qu’elle abjure, comme moi, et son 
impudence et ses torts… qu’elle obtienne, comme moi, ton pardon. Ne nous
 occupons plus tous trois que de notre mutuel bonheur. Je vais te rendre
 ta fille.., rends- moi mon épouse… et fuyons. — Fuir, grand dieu ! — 
Mon aventure fait du bruit… je puis être perdu demain… Mes amis, le 
ministre, tous m’ont conseillé un voyage à Valmor… Daigneras-tu m’y 
suivre, ô mon amie ! serait-ce à l’instant où je demande à tes pieds ton
 pardon, que tu déchirerais mon cœur par un refus ? — Tu m’effraies… 
Quoi, cette affaire !… — Se traite comme un meurtre, et non comme un 
duel. — Oh dieu ! et c’est moi qui en suis cause !… Ordonne… ordonne : 
dispose de moi, cher époux… Je te suis, s’il le faut, au bout de la 
terre… Ah ! je suis la plus malheureuse des femmes ! — Dis la plus 
fortunée sans doute, puisque tous les instants de ma vie vont être 
consacrés à changer désormais en fleurs les épines dont j’entourais tes 
pas… un désert ne suffit-il pas quand on s’aime ? D’ailleurs ceci ne 
peut être éternel ; mes amis, prévenus, vont agir. — Et ma mère… je 
voudrais la voir… — Ah ! garde-t-en bien, chère amie, j’ai des preuves 
sûres qu’elle aigrit les parents de Valmont… qu’ elle même, avec eux, 
sollicite ma perte… — Elle en est incapable ; cesse d’imaginer ces 
perfides horreurs ; son âme faite pour aimer, n’a jamais connu 
l’imposture… tu ne l’apprécias jamais bien, Franval… que ne sus-tu 
l’aimer comme moi ! nous eussions trouvé dans ses bras la félicité sur 
la terre, c’était l’ange de paix qu’offrait le ciel aux erreurs de ta 
vie, ton injustice a repoussé son sein, toujours ouvert à ta tendresse, 
et par inconséquence ou caprice, par ingratitude ou libertinage, tu t’es
 volontairement privé de la meilleure et de la plus tendre amie qu’eût 
créée pour toi la nature : eh bien ! je ne la verrai donc pas ? — Non, 
je te le demande avec instance.., les moments sont si pré cieux ! Tu lui
 écriras, tu lui peindras mon repentir… peut-être se rendra-t-elle à mes
 remords… peut-être recouvrerai-je un jour son estime et son cœur ; tout
 s’apaisera, nous reviendrons.., nous reviendrons jouir dans ses bras, 
de son pardon et de sa ten dresse… Mais éloignons-nous maintenant, chère
 amie… il le faut dès l’heure même, et les voitures nous attendent… Mme 
de Franval effrayée, n’ose plus rien répondre ; elle se prépare : un 
désir de Franval n’est-il pas un ordre pour elle. Le traître vole à sa 
fille ; il la conduit aux pieds de sa mère ; la fausse créature s’y 
jette avec autant de perfidie que son père elle pleure, elle implore sa 
grâce, elle l’obtient. Mme de Franval l’em brasse ; il est difficile 
d’oublier qu’on est mère, quelque outrage qu’on ait reçu de ses enfants…
 la voix de la nature est si impérieuse dans une âme sensible, qu’une 
seule larme de ces objets sacrés, suffit à nous faire oublier dans eux, 
vingt ans d’erreurs ou de travers.
On partit pour
 Valmor. L’extrême diligence qu’on était obligé de mettre à ce voyage 
légitima aux yeux de Mme de Franval, toujours crédule et toujours 
aveuglée, le petit nombre de domestiques qu’on emmenait. Le crime évite 
les regards… il les craint tous ; sa sécurité ne se trouvant possible 
que dans les ombres du mystère, il s’en enveloppe quand il veut agir.
Rien ne se 
démentit à la campagne ; assiduités, égards, attentions, respects, 
preuves de tendresse d’une part… du plus violent amour de l’autre, tout 
fut prodigué, tout séduisit la malheureuse Franval… Au bout du monde, 
éloignée de sa mère, dans le fond d’une solitude horrible, elle se 
trouvait heureuse puisqu’elle avait, disait-elle, le cœur de son mari, 
et que sa fille, sans cesse à ses genoux, ne s’occupait que de lui 
plaire. Les appartements d’Eugénie et de son père ne se trouvaient plus 
voisins l’un de l’autre ; Franval logeait à l’extrémité du château, 
Eugénie, tout près de sa mère ; et la décence, la régularité, la pudeur,
 remplaçaient à Valmor, dans le degré le plus éminent, tous les 
désordres de la capitale. Chaque nuit Franval se rendait auprès de son 
épouse, et le fourbe, au sein de l’innocence, de la candeur et de 
l’amour, osait impudemment nourrir l’espoir de ses horreurs. Assez cruel
 pour n’être pas désarmé par ces caresses naïves et brûlantes, que lui 
prodiguait la plus délicate des femmes, c’était au flambeau de l’amour 
même, que le scélérat allumait celui de la vengeance.
On imagine 
pourtant bien que les assiduités de Franval pour Eugénie ne se 
ralentissaient pas. Le matin, pendais la toilette de mère, Eugénie 
rencontrait son père au fond des jardins, elle en obtenait à son tour et
 les avis nécessaires à la conduite du moment et les faveurs qu’elle 
était loin de vouloir céder totalement à sa rivale.
Il n’y avait 
pas huit jours que l’on était arrivé dans cette retraite, lorsque 
Franval y apprit que la famille de Valmont le pour suivait à outrance, 
et que l’affaire allait se traiter de la manière la plus grave ; il 
devenait, disait-on, impossible de la faire passer pour un duel, il y 
avait eu malheureusement trop de témoins ; rien de plus certain d’ail 
leurs, ajoutait-on à Franval, que Mme de Farneille était à la tête des 
ennemis de son gendre, pour achever de le perdre en le privant de sa 
liberté, ou en le contraignant à sortir de France, afin de faire 
incessamment rentrer sous son aile les deux objets chéris qui s’en 
séparaient. Franval montra ces lettres à sa femme ; elle prit à 
l’instant la plume pour calmer sa mère, pour l’engager à une façon de 
penser différente, et pour lui peindre le bonheur dont elle jouissait 
depuis que l’infortune avait amolli l’âme de son malheureux époux ; elle
 assurait d’ailleurs qu’on emploie rait en vain toutes sortes de 
procédés pour la faire revenir à Paris avec sa fille, qu’elle était 
résolue de ne point quitter Valmor que l’affaire de son mari ne fût 
arrangée ; et que si la méchanceté de ses ennemis, ou l’absurdité de ses
 juges, lui faisaient encourir un arrêt qui dût le flétrir, elle était 
parfaitement décidée à s’expatrier avec lui. Franval remercia sa femme ;
 mais n’ayant nulle envie d’attendre le sort que l’on lui préparait, il 
la prévint qu’il allait passer quelque temps en Suisse, qu’il lui 
laissait Eugénie, et les conjurait toutes deux de ne pas s’éloigner de 
Valmor que son destin ne fût éclairci ; que, quel qu’il fût, il 
reviendrait toujours passer vingt-quatre heures avec sa chère épouse 
pour aviser de concert au moyen de retourner à Paris si rien ne s’y 
opposait, ou d’aller, dans le cas contraire, vivre quelque part en 
sûreté.
Ces 
résolutions prises, Franval, qui ne perdait point de vue que l’impudence
 de sa femme avec Valmont était l’unique cause de ses revers, et qui ne 
respirait que la vengeance, fit dire à sa fille qu’il l’attendait au 
fond du parc, et s’étant enfermé avec elle dans un pavillon solitaire, 
après lui avoir fait jurer la soumission la plus aveugle à tout ce qu’il
 allait lui prescrire, il l’embrasse, et lui parle de la manière 
suivante :
« Vous me 
perdez, ma fille.., peut-être pour jamais… et voyant Eugénie en larmes… 
Calmez-vous, mon ange, lui dit-il, il ne tient qu’à vous que notre 
bonheur renaisse, et qu’en France, ou ailleurs, nous ne nous retrouvions
 à peu de chose près, aussi heureux que nous l’étions. Vous êtes, je me 
flatte, Eugénie, aussi convaincue qu’il est possible de l’être, que 
votre mère est la seule cause de tous nos malheurs ; vous savez que je 
n’ai pas perdu ma vengeance de vue ; si je l’ai déguisée aux yeux de ma 
femme, vous en avez connu les motifs, vous les avez approuvés, vous 
m’avez aidé à former le bandeau, dont il était prudent de l’aveugler ; 
nous voici au terme, Eugénie, il faut agir, votre tranquillité en 
dépend, ce que vous allez entre prendre assure à jamais la mienne ; vous
 m’entendez j’espère, et vous avez trop d’es prit, pour que ce que je 
vous propose puisse vous alarmer un instant… Oui, ma fille, il faut 
agir, il le faut sans délai, il le faut sans remords, et ce doit être 
votre ouvrage. Votre mère a voulu vous rendre malheureuse, elle a 
souillé les nœuds qu’elle réclame, elle en a perdu les droits ; dès 
lors, non seulement elle n’est plus pour vous qu’une femme ordinaire, 
mais elle devient même votre plus mortelle ennemie ; or, la loi de la 
nature la plus intimement gravée dans nos âmes, est de nous défaire les 
premiers, si nous le pouvons, de ceux qui conspirent contre nous ; cette
 loi sacrée, qui nous meut et qui nous inspire sans cesse, ne mit point 
en nous l’amour du prochain avant celui que nous nous devons à 
nous-mêmes… d’abord nous, et les autres ensuite, voilà la marche de la 
nature ; aucun respect, par conséquent, aucun ménagement pour les 
autres, sitôt qu’ils ont prouvé que notre infortune ou notre perte était
 le seul objet de leurs vœux ; se conduire différemment, ma fille, 
serait préférer les autres à nous, et cela serait absurde. Maintenant, 
venons aux motifs qui doivent décider l’action que je vous conseille.
« Je suis 
obligé de m’éloigner, vous en savez les raisons ; si je vous laisse avec
 cette femme, avant un mois, gagnée par sa mère, elle vous ramène à 
Paris, et comme vous ne pouvez plus être mariée après l’éclat qui vient 
d’être fait, soyez bien sûre que ces deux cruelles personnes, ne 
deviendront maîtresses de vous, que pour vous faire pleurer dans un 
cloître, et votre faiblesse et nos plaisir C’est votre grand-mère, 
Eugénie, qui poursuit contre moi, c’est elle qui se réunit à mes ennemis
 pour achever de m’écraser ; de tels procédés de sa part peuvent-ils 
avoir d’autre objet que celui de vous ravoir, et vous aura-t-elle sans 
vous renfermer ? Plus mes affaires s’enveniment, plus le parti qui nous 
tour mente prend de la force et du crédit. Or, il ne faut pas douter que
 votre mère ne soit intérieurement à la tête de ce parti, il ne faut pas
 douter qu’elle ne le rejoigne dès que je serai absent ; cependant ce 
parti ne veut ma perte que pour vous rendre la plus malheureuse des 
femmes ; il faut donc se hâter de l’affaiblir, et c’est lui enlever sa 
plus grande énergie, que d’en soustraire
Mme de 
Franval. Prendrons-nous un autre arrangement ? vous emmènerai-je avec 
moi ? Votre mère irritée rejoint aussitôt la sienne, et dès lors, 
Eugénie, plus un seul instant de tranquillité pour nous ; nous serons 
recherchés, poursuivis partout, pas un pays n’aura le droit de nous 
donner asile, pas un refuge du globe ne deviendra sacré… inviolable, aux
 yeux des monstres dont nous poursuivra la rage ; ignorez-vous à quelle 
distance atteignent ces armes odieuses du despotisme et de la tyrannie, 
lorsque payées au poids de l’or, la méchanceté les dirige ? Votre mère 
morte, au contraire, Mme de Farneille, qui l’aime plus que vous, et qui 
n’agit dans tout que pour elle, voyant son parti diminué du seul être 
qui réellement l’attache à ce parti, abandonnera tout, n’excitera plus 
mes ennemis… ne les enflammera plus contre moi… De ce moment, de deux 
choses l’une, ou l’affaire de Valmont s’arrange, et rien ne s’oppose 
plus à notre retour à Paris, ou elle devient plus mauvaise, et 
contraints alors à passer chez l’étranger, au moins y sommes-nous à 
l’abri des traits de la Farneille, qui, tant que votre mère vivra, 
n’aura pour but que notre malheur, parce que, encore une fois, elle 
s’imagine que la félicité de sa fille ne peut être établie que sur notre
 chute.
« De quelque 
côté que vous envisagiez notre position, vous y verrez donc Mme de 
Franval traversant dans tout notre repos, et sa détestable existence, le
 plus sûr empêchement à notre félicité.
Eugénie, 
Eugénie, poursuit Franval avec chaleur, en prenant les deux mains de sa 
fille.., chère Eugénie, tu m’aimes, veux- tu donc, dans la crainte d’une
 action… aussi essentielle à nos intérêts, perdre à jamais celui qui 
t’adore ! ô, chère et tendre amie, décide-tc4 tu n’en peux conserver 
qu’un des deux ; nécessairement parricide, tu n’as plus que le choix du 
cœur où tes criminels poignards doivent s’enfoncer ; ou il faut que ta 
mère périsse, ou il faut renoncer à moi… que dis-je, il faut que tu 
m’égorges moi- même… Vivrais-je, hélas ! sans toi ? crois-tu qu’il me 
serait possible d’exister sans mon Eugénie ? résisterais-je au souvenir 
des plaisirs que j’aurais goûtés dans ces bras… à ces plaisirs délicieux
 éternellement perdus pour mes sens ? Ton crime, Eugénie, ton crime, est
 le même en l’un et l’autre cas ; ou il faut détruire une mère qui 
t’abhorre, et qui ne vit que pour ton malheur, ou il faut assassiner un 
père qui ne respire que pour toi. Choisis, choisis donc, Eugénie, et si 
c’est moi que tu condamnes, ne balance pas, fille ingrate, déchire sans 
pitié ce cœur dont trop d’amour est le seul tort, je bénirai les coups 
qui viendront de ta main, et mon dernier soupir sera pour t’adorer. »
Franval se 
tait pour écouter la réponse de sa fille ; mais une réflexion profonde 
paraît la tenir en suspens… elle s’élance à la fin dans les bras de son 
père. — O toi ! que j’aimerai toute ma vie, s’écrie-t-elle, peux-tu 
douter du parti que je prends ? peux-tu soupçonner mon courage ? Arme à 
l’instant mes mains, et celle que proscrivent ses horreurs et ta sûreté,
 va bientôt tomber sous mes coups ; instruis-moi, Franval, règle ma 
conduite, pars, puisque ta tranquillité l’exige… j’agirai pendant ton 
absence, je t’instruirai de tout ; mais quelque tournure que prennent 
les affaires… notre ennemie perdue, ne me laisse pas seule en ce 
château, je l’exige… viens m’y reprendre, ou fais- moi part des lieux où
 je pourrai te joindre. — Fille chérie, dit Franval, en embrassant le 
monstre qu’il a trop su séduire, je savais bien que je trouverais en toi
 tous les sentiments d’amour et de fermeté nécessaires à notre mutuel 
bonheur… Prends cette boîte… la mort est dans son sein… Eugénie prend la
 funeste boîte, elle renouvelle ses serments à son père ; les autres 
résolutions se déterminent ; il est arrangé qu’elle attendra l’événe 
ment du procès, et que le crime projeté aura lieu ou non, en raison de 
ce qui se décidera pour ou contre son père… On se sépare, Franval 
revient trouver son épouse, il porte l’audace et la fausseté jusqu’à 
inonder de larmes, jusqu’à recevoir, sans se démentir, les caresses 
touchantes et pleines de candeur prodiguées par cet ange céleste. Puis 
étant convenu qu’elle restera sûrement en Alsace avec sa fille, quel que
 soit le succès de son affaire, le scélérat monte à cheval, et 
s’éloigne.., il s’éloigne de l’innocence et de la vertu, si longtemps 
souillées par ses crimes.
Franval fut 
s’établir à Bâle, afin de se trouver, moyennant cela, et à l’abri des 
poursuites qu’on pourrait faire contre lui, et en même temps aussi près 
de Valmor qu’il était possible, pour que ses lettres pussent, à son 
défaut, entretenir dans Eugénie, les dispositions qu’il y désirait… Il y
 avait environ vingt-cinq lieues de Bâle à Valmor, mais des 
communications assez faciles, quoique au milieu des bois de la 
Forêt-Noire, pour qu’il pût se procurer une fois la semaine des 
nouvelles de sa fille. A tout hasard, Franval avait emporté des sommes 
immenses, mais plus encore en papier qu’en argent. Laissons-le s’établir
 en Suisse, et retournons auprès de sa femme.
Rien de pur, 
rien de sincère comme les intentions de cette excellente créature ; elle
 avait promis à son époux de rester à cette campagne jusqu’à ses 
nouveaux ordres ; rien n’eût fait changer ses résolutions, elle en 
assurait chaque jour Eugénie… Trop malheureusement éloignée de prendre 
en elle la confiance que cette respectable mère était faite pour lui 
inspirer, partageant toujours l’injustice de Franval, qui en nourris 
sait les semences par des lettres réglées, Eugénie n’imaginait pas 
qu’elle pût avoir au monde une plus grande ennemie que sa mère. Il n’y 
avait pourtant rien que ne fît celle-ci pour détruire dans sa fille 
l’éloignement invincible que cette ingrate conservait au fond de son 
cœur ; elle l’accablait de caresses et d’amitié, elle se félicitait 
tendrement avec elle de l’heureux retour de son mari, portait la douceur
 et l’aménité au point de remercier quelquefois Eugénie, et de lui 
laisser tout le mérite de cette heureuse conversion ; ensuite, elle se 
désolait d’être devenue l’innocente cause des nouveaux malheurs qui 
menaçaient Franval ; loin d’en accuser Eugénie, elle ne s’en prenait 
qu’à elle-même, et la pressant sur son sein, elle lui demandait avec des
 larmes, si elle pourrait jamais lui pardonner… L’âme atroce d’Eugénie 
résistait à ces procédés angéliques, cette âme perverse n’entendait plus
 la voix de la nature, le vice avait fermé tous les chemins qui 
pouvaient arriver à elle… Se retirant froidement des bras de sa mère, 
elle la regardait avec des yeux quelquefois égarés, et se disait, pour 
s’encourager, comme cette femme est fausse… comme elle est perfide… elle
 me caressa de même le jour où elle me fit enlever ; mais ces reproches 
injustes n’étaient que les sophismes abominables dont s’étaie le crime, 
quand il veut étouffer l’organe du devoir. Mme de Franval, en faisant 
enlever Eugénie pour le bonheur de l’une… pour la tranquillité de 
l’autre, et pour les intérêts de la vertu, avait pu déguiser ses 
démarches ; de telles feintes ne sont désapprouvées que par le coupable 
qu’elles trompent ; elles n’offensent pas la probité. Eugénie résistait 
donc à toute la tendresse de Mme de Franval, parce qu’elle avait envie 
de commettre une horreur, et nullement à cause des torts d’une mère qui 
sûrement n’en avait aucuns vis-à-vis de sa fille.
Vers la fin du
 premier mois de séjour à Valmor, Mme de Farneille écrivit à sa fille 
que l’affaire de son mari devenait des plus sérieuses, et que d’après la
 crainte d’un arrêt flétrissant, le retour de Mme de Franval et 
d’Eugénie devenait d’une extrême nécessité, tant pour en imposer au 
public, qui tenait les plus mauvais propos, que pour se joindre à elle, 
et solliciter ensemble un arrangement qui pût désarmer la justice, et 
répondre du coupable sans le sacrifier.
Mme de 
Franval, qui s’était décidée à n’avoir aucun mystère pour sa fille, lui 
montra sur-le-champ cette lettre ; Eugénie, de sang-froid, demanda, en 
fixant sa mère, quel était, à ces tristes nouvelles, le parti qu’elle 
avait envie de prendre ? — Je l’ignore, reprit Mme de Franval… Dans le 
fait, à quoi servons-nous ici ? ne serions-nous pas mille fois plus 
utiles à mon mari, en suivant les conseils de ma mère ? — Vous êtes la 
maîtresse, madame, répondit Eugénie, je suis faite pour vous obéir, et 
ma soumission vous est assurée… Mais Mme de Franval, voyant bien à la 
sécheresse de cette réponse, que ce parti ne convient pas à sa fille, 
elle lui dit qu’elle attendra encore, qu’elle va récrire, et qu’Eugénie 
peut être sûre, que si elle manque aux intentions de Franval, ce ne sera
 que dans l’extrême certitude de lui être plus utile à Paris qu’à 
Valmor.
Un autre mois 
se passa de cette manière, pendant lequel Franval ne cessait d’écrire à 
sa femme et à sa fille, et d’en recevoir les lettres les plus faites 
pour lui être agréables, puisqu’il ne voyait dans les unes qu’une 
parfaite condescendance à ses désirs, et dans les autres, qu’une fermeté
 la plus entière aux résolutions du crime projeté, dès que la tournure 
des affaires l’exigerait, ou dès que Mme de Franval aurait l’air de se 
rendre aux sollicitations de sa mère ; « car, disait Eugénie dans ses 
lettres, si je ne remarque dans votre femme que de la droiture et de la 
franchise, et si les amis qui servent vos affaires à Paris, parviennent à
 la finir, je vous remettrai le soin dont vous m’avez chargé, et vous le
 remplirez vous-même quand nous serons ensemble, si vous le jugez alors à
 propos, à moins pourtant que, dans tous les cas, vous ne m’ordonniez 
d’agir, et que vous ne le trouviez indispensable, alors je prendrai tout
 sur moi, soyez-en certain ».
Franval 
approuva dans sa réponse tout ce que lui mandait sa fille, et telle fut 
la dernière lettre qu’il en reçut et qu’il écrivit. La poste d’ensuite 
n’en apporta plus. Franval s’inquiéta ; aussi peu satisfait du courrier 
d’après, il se désespère, et son agitation naturelle ne lui permettant 
plus d’attendre, il forme dès l’instant le projet de venir lui-même à 
Valmor savoir la cause des retards qui l’inquiètent aussi cruellement.
Il monte à 
cheval suivi d’un valet fidèle ; il devait arriver le second jour, assez
 avant dans la nuit, pour n’être reconnu de personne ; à l’entrée des 
bois qui couvrent le château de Valmor, et qui se réunissent à la Forêt 
Noire vers l’orient, six hommes bien armés arrêtent Franval et son 
laquais ; ils demandent la bourse ; ces coquins sont instruits, ils 
savent à qui ils parlent, ils savent que Franval, impliqué dans une 
mauvaise affaire, ne marche jamais sans son portefeuille et 
prodigieusement d’or… Le valet résiste, il est étendu sans vie aux pieds
 de son cheval ; Franval, l’épée à la main, met pied à terre, il fond 
sur ces malheureux, il en blesse trois, et se trouve enveloppé par les 
autres ; on lui prend tout ce qu’il a, sans parvenir néanmoins à lui 
ravir son arme, et les voleurs s’échappent aussitôt qu’ils l’ont 
dépouillé ; Franval les suit, mais les brigands fendant l’air avec leur 
vol et les chevaux, il devient impossible de savoir de quel côté se sont
 dirigés leurs pas.
Il faisait une
 nuit horrible, l’aquilon, la grêle… tous les éléments semblaient s’être
 déchaînés contre ce misérable… Il y a peut- être des cas, où la nature 
révoltée des crimes de celui qu’elle poursuit, veut l’accabler, avant de
 le retirer à elle, de tous les fléaux dont elle dispose… Franval, à 
moitié nu, mais tenant toujours son épée, s’éloigne comme il peut de ce 
lieu funeste en se dirigeant du côté de Valmor. Connaissant mal les 
environs d’une terre dans laquelle il n’a été que la seule fois où nous 
l’y avons vu, il s’égare dans les routes obscures de cette forêt 
entièrement inconnue de lui… Épuisé de fatigue, anéanti par la douleur… 
dévoré d’inquiétude, tourmenté de la tempête, il se jette à terre, et 
là, les premières larmes qu’il ait versées de sa vie viennent par flots 
inonder ses yeux… — Infortuné, s’écrie-t-il, tout se réunit donc pour 
m’écraser enfin… pour me faire sentir le remords… c’était par la main du
 malheur qu’il devait pénétrer mon âme ; trompé par les douceurs de la 
prospérité, je l’aurais toujours méconnu. O toi, que j’outrageai si 
grièvement, toi, qui deviens peut-être en cet instant la proie de ma 
fureur et de ma barbarie !… épouse adorable… le monde, glorieux de ton 
existence, te posséderait-il encore ? La main du ciel a-t-elle arrêté 
mes horreurs ?… Eugénie ! fille trop crédule… trop indignement séduite 
par mes abominables artifices… la nature a-t-elle amolli ton cœur ?… 
a-t-elle suspendu les cruels effets de mon ascendant et de ta 
faiblesse ? est-il temps !… est-il temps, juste ciel !… Tout à coup le 
son plaintif et majestueux de plusieurs cloches, tristement élancé dans 
les nues, vient accroître l’horreur de son sort… Il s’émeut… il 
s’effraie Qu’entends-je, s’écrie-t-il en se levant ? .., fille barbare… 
est-ce la mort ?… est-ce la vengeance ? .., sont-ce les furies de 
l’enfer qui viennent achever leur ouvrage ?… ces bruits 
m’annoncent-ils… ? où suis-je ? puis-je les entendre ?… achève, ô 
ciel !… achève d’immoler le coupable… Et se prosternant… Grand dieu ! 
souffre que je mêle ma voix à ceux qui t’implorent en cet instant.., 
vois mes remords et ta puissance, pardonne-moi de t’avoir méconnu… et 
daigne exaucer les vœux.., les premiers vœux que j’ose élever vers toi !
 Etre Suprême… préserve la vertu, garantis celle qui fut ta plus belle 
image en ce monde ; que ces sons, hélas ! que ces lugubres sons ne 
soient pas ceux que j’appréhende ; et Franval égaré… ne sachant plus ni 
ce qu’il fait, ni où il va, ne proférant que des mots décousus, suit le 
chemin qui se présente… Il entend quel qu’un… il revient à lui… il prête
 l’oreille… c’est un homme à cheval… — Qui que vous soyez, s’écrie 
Franval, s’avançant vers cet homme… qui que vous puissiez être, ayez 
pitié d’un malheureux que la douleur égare ; je suis prêt d’attenter à 
mes jours… instruisez- moi, secourez-moi, si vous êtes homme et 
compatissant… daignez me sauver de moi- même. — Dieu ! répond une voix 
trop connue de cet infortuné, quoi ! vous ici… oh ciel ! éloignez-vous, 
et Clervil… c’était lui, c’était ce respectable mortel échappé des fers 
de Franval, que le sort envoyait vers ce malheureux, dans le plus triste
 instant de sa vie, Clervil se jette à bas de son cheval, et vient 
tomber dans les bras de son ennemi. — C’est vous, monsieur, dit Fran val
 en pressant cet honnête homme sur son sein, c’est vous envers qui j’ai 
tant d’horreurs à me reprocher ? — Calmez-vous, monsieur, calmez-vous, 
j’écarte de moi les malheurs qui viennent de m’entourer, je ne me sou 
viens plus de ceux dont vous avez voulu me couvrir, quand le ciel me 
permet de vous être utile.., et je vais vous l’être, monsieur, d’une 
façon cruelle sans doute, mais nécessaire… Asseyons-nous… jetons-nous au
 pied de ce cyprès, ce n’est plus qu’à sa feuille sinistre qu’il 
appartient de vous couronner maintenant… O mon cher Franval, que j’ai de
 revers à vous apprendre !… Pleurez… ô mon ami ! les larmes vous 
soulagent, et j’en dois arracher de vos yeux de bien plus amères encore…
 ils sont passés les jours de délices.., ils se sont évanouis pour vous 
comme un songe, il ne vous reste plus que ceux de la douleur. — Oh ! 
monsieur, je vous comprends… ces cloches… — Elles vont porter aux pieds 
de l’Être Suprême… les hommages, les vœux des tristes habitants de 
Valmor, à qui l’Éternel ne permit de connaître un ange, que pour le 
plaindre et le regretter… Alors Franval tournant la pointe de son épée 
sur son cœur, allait trancher le fil de ses jours ; mais Clervil, 
prévenant cette action furieuse — Non, non, mon ami, s’écrie-t-il, ce 
n’est pas mourir qu’il faut, c’est réparer. Écoutez-moi, j’ai beaucoup 
de choses à vous dire, il est besoin de calme pour les entendre. Eh 
bien ! monsieur, parlez, je vous écoute, enfoncez par degrés le poignard
 dans mon sein, il est juste qu’il soit oppressé comme il a voulu 
tourmentera les autres.
— Je serai 
court sur ce qui me regarde, monsieur, dit Clervil. Au bout de quelques 
mois du séjour affreux où vous m’aviez plongé, je fus assez heureux pour
 fléchir mon gardien ; il m’ouvrit les portes ; je lui recommandai 
surtout de cacher avec le plus grand soin l’injustice que vous vous 
étiez permise envers moi. Il n’en parlera pas, cher Franval, jamais il 
n’en parlera.
— Oh ! 
monsieur… — Écoutez-moi, je vous le répète, j’ai bien d’autres choses à 
vous dire. De retour à Paris j’appris votre malheureuse aventure.., 
votre départ… Je partageai les larmes de Mme de Farneille… elles étaient
 plus sincères que vous ne l’avez cru ; je me joignis à cette digne 
femme pour engager Mme de Franval à nous ramener Eugénie, leur présence 
étant plus nécessaire à Paris qu’en Alsace… Vous lui aviez défendu 
d’abandonner Valmor… elle vous obéit… elle nous manda ces ordres, elle 
nous fit part de ses répugnances à les enfreindre ; elle balança tant 
qu’elle le put… vous fûtes condamné, Franval… vous l’êtes. Vous avez 
perdu la tête comme coupable d’un meurtre de grands chemins ni les 
sollicitations de Mme de Farneille, ni les démarches de vos parents et 
de vos amis n’ont pu détourner le glaive de la justice, vous avez 
succombé… vous êtes à jamais flétri.., vous êtes ruiné.., tous vos biens
 sont saisis… (Et sur un second mouvement furieux de Franval.) 
Écoutez-moi, monsieur, écoutez- moi, je l’exige de vous comme une 
réparation à vos crimes ; je l’exige au nom du ciel que votre repentir 
peut désarmer encore. De ce moment nous écrivîmes à Mme de Franval, nous
 lui apprîmes tout sa mère lui annonça que sa présence étant devenue 
indispensable, elle m’envoyait à Valmor pour la décider absolument au 
départ je suivis la lettre ; mais elle parvint malheureusement avant 
moi ; il n’était plus temps quand j’arrivai.., votre horrible complot 
n’avait que trop réussi ; je trouvai Mme de Franval mourante… Oh ! 
monsieur, quelle scélératesse !… Mais votre état me touche, je cesse de 
vous reprocher vos crimes… Apprenez tout. Eugénie ne tint pas à ce 
spectacle ; son repentir, quand j’arrivai, s’exprimait déjà par les 
larmes et les sanglots les plus amers… Oh ! monsieur, comment vous 
rendre l’effet cruel de ces diverses situations… Votre femme expirante… 
défigurée par les convulsions de la douleur… Eugénie, rendue à la 
nature, poussant des cris affreux, s’avouant coupable, invoquant la 
mort, voulant se la donner, tour à tour aux pieds de ceux qu’elle 
implore, tour à tour collée sur le sein de sa mère, cherchant à la 
ranimer de son souffle, à la réchauffer de ses larmes, à l’attendrir de 
ses remords ; tels étaient, monsieur, les tableaux sinistres qui 
frappèrent mes yeux quand j’entrai chez vous, Mme de Franval me 
reconnut… elle me pressa les mains.., les mouilla de ses pleurs, et 
prononça quelques mots que j’entendis avec difficulté, ils ne 
s’exhalaient qu’à peine de ce sein comprimé par les palpitations du 
venin.., elle vous excusait… elle implorait le ciel pour vous… elle 
demandait surtout la grâce de sa fille… Vous le voyez, homme barbare, 
les dernières pensées, les derniers vœux de celle que vous déchiriez 
étaient encore pour votre bonheur. Je donnai tous mes soins ; je ranimai
 ceux des domestiques, j’employai les plus célèbres gens de l’art… je 
prodiguai les consolations à votre Eugénie ; touché de son horrible 
état, je ne crus pas devoir les lui refuser ; rien ne réussit : votre 
malheureuse femme rendit l’âme dans des tressaillements.., dans des 
supplices impossibles à dire… à cette funeste époque, monsieur, je vis 
un des effets subits du remords qui m’avait été inconnu jusqu’à ce 
moment. Eugénie se précipite sur sa mère et meurt en même temps 
qu’elle : nous crûmes qu’elle n’était qu’évanouie… Non, toutes ses 
facultés étaient éteintes ; ses organes absorbés par le choc de la 
situation s’étaient anéantis à la fois, elle était réellement expirée de
 la violente secousse du remords, de la douleur et du désespoir… Oui, 
monsieur, toutes deux sont perdues pour vous ; et ces cloches dont le 
son frappe encore vos oreilles, célèbrent à la fois deux créatures, nées
 l’une et l’autre pour votre bonheur, que vos forfaits ont rendues 
victimes de leur attachement pour vous, et dont les images sanglantes 
vous poursuivront jusqu’au sein des tombeaux. O cher Franval ! avais-je 
tort de vous engager autrefois à sortir de l’abîme où vous précipitaient
 vos passions ; et blâmerez- vous, ridiculiserez-vous les sectateurs de 
la vertu ? auront-ils tort enfin d’encenser ses autels, quand ils 
verront autour du crime tant de troubles et tant de fléaux ?
Clervil se 
tait. Il jette ses regards sur Franval ; il le voit pétrifié par la 
douleur ; ses yeux étaient fixes, il en coulait des larmes, mais aucune 
expression ne pouvait arriver sur ses lèvres. Clervil lui demande les 
raisons de l’état de nudité dans lequel il le voit : Franval le lui 
apprend en deux mots. — Ah ! monsieur, s’écria ce généreux mortel, que 
je suis heureux même au milieu des horreurs qui m’environnent, de 
pouvoir au moins soulager votre état. J’allais vous trouver à Bâle, 
j’allais vous apprendre tout, j’allais vous offrir le peu que je 
possède… Acceptez-le, je vous en conjure ; je ne suis pas riche, vous le
 savez.., mais voilà cent louis.., ce sont mes épargnes, c’est tout ce 
que j’ai… J’exige de vous…
— Homme 
généreux, s’écrie Franval, en embrassant les genoux de cet honnête et 
rare ami, à moi ?… Ciel ! ai-je besoin de quelque chose après les pertes
 que j’essuie ! et c’est vous.., vous que j’ai si mal traité… c’est vous
 qui volez à mon secours. — Doit-on se sou venir des injures quand le 
malheur accable celui qui peut nous les faire, la vengeance qu’on lui 
doit en ce cas est de le soulager ; et d’où vient l’accabler encore 
quand ses reproches le déchirent ?… monsieur, voilà la voix de la 
nature ; vous voyez bien que le culte sacré d’un Etre Suprême ne la 
contrarie pas comme vous vous l’imaginiez, puisque les conseils que 
l’une inspire ne sont que les lois sacrées de l’autre. — Non, répondit 
Franval en se levant ; non, je n’ai plus besoin, monsieur, de rien, le 
ciel me laissant ce dernier effet, poursuit-il, en montrant son épée, 
m’apprend l’usage que j’en dois faire… Et la regardant… c’est la même, 
oui, cher et unique ami, c’est la même arme que ma céleste femme saisit 
un jour pour s’en percer le sein, lorsque je l’accablais d’horreurs et 
de calomnies.., c’est la même… je trouverais peut-être des traces de ce 
sang sacré… il faut que le mien les efface… Avançons.., gagnons quelque 
chaumière où je puisse vous faire part de mes dernières volontés.., et 
puis nous nous quitterons pour toujours… Ils marchent. Ils allaient 
chercher un chemin qui pût les rapprocher de quelque habitation… La nuit
 continuait d’envelopper la forêt de ses voiles.. de tristes chants se 
font entendre, la pâle lueur de quelques flambeaux vient tout à coup 
dissiper les ténèbres… vient y jeter une teinte d’horreur qui ne peut 
être conçue que par des âmes sensibles ; le son des cloches redouble ; 
il se joint à ces accents lugubres, qu’on ne distingue encore qu’à 
peine, la foudre qui s’est tue jusqu’à cet instant, étincelle dans les 
cieux, et mêle ses éclats aux bruits funèbres qu’on entend. Les éclairs 
qui sillonnent la nue, éclipsant par intervalles le sinistre feu des 
flambeaux, semblent disputer aux habitants de la terre, le droit de 
conduire au sépulcre celle qu’accompagne ce convoi, tout fait naître 
l’horreur, tout respire la désolation… il semble que ce soit le deuil 
éternel de la nature.
— Qu’est ceci,
 dit Franval ému ? — Rien, répond Clervil en saisissant la main de son 
ami, et le détournant de cette route. — Rien, vous me trompez, je veux 
voir ce que c’est… il s’élance… il voit un cercueil : juste ciel, 
s’écrie-t-il, la voilà, c’est elle… c’est elle, Dieu permet que je la 
revoie… A la sollicitation de Clervil, qui voit l’impossibilité de 
calmer ce malheureux, les prêtres s’éloignent en silence… Franval égaré 
se jette sur le cercueil, il en arrache les tristes restes de celle 
qu’il a si vivement offensée ; il saisit le corps dans ses bras… il le 
pose au pied d’un arbre, et se précipitant dessus avec le délire du 
désespoir… - O toi, s’écrie-t-il hors de lui, toi, dont ma barbarie put 
éteindre les jours, objet touchant que j’idolâtre encore, vois à tes 
pieds ton époux, oser demander son pardon et sa grâce ; n’imagine pas 
que ce soit pour te survivre, non, non, c’est pour que l’éternel touché 
de tes vertus, daigne, s’il est possible, me pardonner comme toi… il te 
faut du sang, chère épouse, il en faut pour que tu sois vengée… tu vas 
l’être… Ah ! vois mes pleurs avant, et vois mon repentir ; je vais te 
suivre, ombre chérie… mais qui recevra mon âme bourrelée, si tu 
n’implores pour elle ? Rejetée des bras de Dieu comme de ton sein, 
veux-tu qu’elle soit condamnée aux affreux supplices des enfers, quand 
elle se repent aussi sincèrement de ses crimes… Pardonne chère âme, 
pardonne-les, et vois comme je les venge.
A ces mots 
Franval échappant à l’œil de Clervil, se passe l’épée qu’il tient, deux 
fois au travers du corps ; son sang impur coule sur la victime et semble
 la flétrir bien plus que la venger… - O mon ami ! dit-il à Clervil, je 
meurs, mais je meurs _ au sein des remords… apprenez à ceux qui me 
restent et ma déplorable fin et mes crimes, dites-leur, que c’est ainsi 
que doit mourir le triste esclave de ses passions, assez vil, pour avoir
 éteint dans son cœur le cri du devoir et de la nature. Ne me refusez 
pas la moitié du cercueil de cette malheureuse épouse, je ne l’aurais 
pas mérité sans mes remords, mais ils m’en rendent digne, et je 
l’exige ; adieu.
Clervil exauça
 les désirs de cet infortuné, le convoi se remit en marche ; un éternel 
asile ensevelit bientôt pour jamais, deux époux nés pour s’aimer, faits 
pour le bonheur, et qui l’eussent goûté sans mélange, si le crime et ses
 effrayants désordres, sous la coupable main de l’un des deux, ne fût 
venu changer en serpents toutes les roses de leur vie.
L’honnête 
ecclésiastique rapporta bientôt à Paris l’affreux détail de ces 
différentes catastrophes, personne ne s’alarma de la mort de Franval, on
 ne fut fâché que de sa vie, mais son épouse fut pleurée… elle le fut 
bien amèrement ; et quelle créature en effet plus précieuse, plus 
intéressante aux regards des hommes que celle qui n’a chéri, respecté, 
cultivé les vertus sur la terre, que pour y trouver à chaque pas, et 
l’infortune et la douleur ?
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