Un voyage m’avait empêché d’assister à la première, et dès mon retour je voulais voir l’effet que produisaient les quelques rimes dues à ma collaboration.
Par malheur l’illustre Cadran venait de tomber malade. Un inconnu le doublait dans le personnage de Méphistophélès.
Tout le long de son rôle, Méphisto ne cessait d’avoir des duels dont il sortait toujours vainqueur, grâce à son costume en grosse étoffe écarlate ; cette étoffe était fée et l’épée la plus solidement trempée ne pouvait parvenir à l’entamer. Pourtant les voyages, les fatigues et les intempéries finissaient par l’user à la longue. Heureusement Méphisto en avait une réserve en enfer, et quand un endroit menaçait de se déchirer, il mettait un morceau. Le costume gardait ainsi éternellement sa vertu magique.
Méphisto se savait si bien invulnérable, qu’avant de se battre il ne manquait pas de réciter joyeusement une ode victorieuse.
C’est cette ode que mes chers Gauffre et Flambeau m’avaient demandé d’écrire. La voici telle que je m’en souviens :
-
- Quel est l’insensé qui se flatte
- De percer l’étoffe écarlate
- Dont je suis tout entier vêtu ?
- À te voir mon cœur se dilate
- De joie ! Ignorant, ne sais-tu
-
- Que mieux que l’épaisse cuirasse
- D’un batailleur de vieille race
- Portant une plume au chapeau,
- Cette étoffe sans nulle trace
- De trous me protège la peau ?
-
- Ne sais-tu que pour rendre l’âme
- Sous ce drap plus ardent que flamme,
- II me faudrait mourir de faim ?
- Mais que jamais aucune lame
- Ne sera cause de ma fin ?
-
- J’ai beau jeu pour être intrépide ;
- Essaye une botte rapide
- Et si je me trompe en parant
- Tu verras mon rire insipide
- Demeurer, car aucun parent
-
- À moi, pas même le plus proche,
- Ne sentira son cœur de roche
- Attendri par un récent deuil
- Grâce à ton fer… car s’il m’accroche
- Pendant l’espace d’un clin d’œil,
-
- II se brisera comme verre
- Sur mon costume. Persévère
- Maintenant, audacieux fol,
- Dans ton projet, et je t’enferre
- Comme une mouche sur le sol.
D’habitude, l’adversaire était fort troublé par ces paroles. Mais la honte l’emportait sur la peur et il se battait quand même. Infailliblement son épée se brisait sur le complet magique du diable qui le tuait ensuite avec un éclat de rire.
La lorgnette aux yeux, je suivais attentivement de ma baignoire les péripéties de l’action, et jusqu’au milieu du troisième acte Méphisto avait toujours été vainqueur, et mes strophes n’avaient pas eu à mentir. Mais ici tout allait changer.
Le héros du drame était un certain Panache, grand coureur de filles et grand spadassin. Il n’hésitait pas à occire un brave gentilhomme pour lui voler sa bourse, mais il ne le frappait pas en traître, par derrière ; il l’attaquait bien en face et lui laissait le temps de tirer l’épée pour se défendre. Cette délicatesse, jointe à une galanterie sans bornes avec les femmes, lui faisait mériter le surnom qui servait de titre à la féerie.
Panache avait pour marraine une vieille fée, nommée Chiquenaude, méchante comme la peste, mais qui adorait son filleul. À l’aide d’un miroir magique elle suivait tous ses faits et gestes et se tenait prête à lui porter secours à l’heure du danger.
Or, certain soir, Méphisto, passant devant la maison de Panache, apercevait sur le seuil la belle Foire, maîtresse idolâtrée du spadassin.
Comme Panache devait être occupé toute la nuit par un assassinat important, Foire voyant un beau seigneur habillé de rouge, et le trouvant à son goût, n’hésitait pas à l’accueillir, afin qu’il remplaçât son amant absent.
Méphisto faisait son entrée dans le réduit du bandit. Partout c’était un fouillis bizarre d’objets volés ; sur les murs, les épées des victimes de Panache formaient de nombreux trophées.
Méphisto et Foire étaient vite aux bras l’un de l’autre. Ils soupaient gaiement tous les deux, et, le repas fini, Méphisto légèrement aviné devenait très audacieux… Si audacieux que Foire l’entraînait doucement vers une large alcôve au fond de laquelle un grand lit semblait fait pour des gens heureux. Les rideaux de l’alcôve se refermaient sur eux et la pénombre envahissait la scène.
Bientôt une vieille femme entrait à pas de loup en s’appuyant sur un bâton. C’était Chiquenaude.
En regardant dans son miroir magique la chambre de son filleul bien-aimé, elle venait de voir le souper coupable et, furieuse de l’affront fait au courageux bandit, elle avait résolu de l’avertir et de l’exhorter à la vengeance.
Mais elle avait connaissance de la grosse étoffe fée dont le diable était habillé et de son pouvoir merveilleux. Elle avait donc cherché un moyen de combattre ce pouvoir et l’avait trouvé.
La sorcière racontait tout cela sur le devant de la scène d’une voix chevrotante et sourde.
« Où sont-ils, maintenant ? » disait-elle après avoir terminé son histoire.
Et elle se dirigeait vers l’alcôve en marchant sur la pointe des pieds. Du doigt elle écartait légèrement les rideaux et jetait un coup d’œil à travers la fente.
« Oh !… » murmurait-elle scandalisée, en revenant vers le milieu de la scène.
Puis sa vieille face avait un affreux sourire.
« Ils sont si… occupés, disait-elle en minaudant, que je vais pouvoir prendre les vêtements magiques sans qu’ils me voient. »
Elle retournait vers l’alcôve et, cette fois, passant son maigre bras entre les deux rideaux elle tirait à elle le complet charbon ardent de Méphisto.
« Voilà donc ce drap qui rend invulnérable quiconque en est vêtu, déclamait-elle avec rage, ce drap plus résistant qu’une cuirasse ou qu’une cotte de maille… Nous verrons bien si ceci n’en viendra pas à bout. »
À ces mots elle sortait de dessous son manteau un coupon de vieille flanelle grenat toute sale et tout usée.
Elle avait posé les habits du diable sur une table et pendant qu’elle dépliait sa flanelle elle s’adressait tout bas d’étranges félicitations.
« Comme j’ai bien fait de ne mettre ni camphre ni poivre… À présent voici la flanelle toute mangée et le contact seul suffira, j’en suis sûre.
En effet, la flanelle était partout criblée de petits trous qui prouvaient l’absence de poivre et de camphre dont parlait la vieille fée.
« Et maintenant, à moi, génies de la couture, commandait Chiquenaude, accourez tous… obéissez… »
Ceci était l’occasion d’un gracieux ballet.
Des danseuses et des danseurs sortaient de partout pendant que la scène s’éclairait. Les uns arrivaient par la grande cheminée, les autres par l’armoire dont ils ouvraient brusquement les portes, plusieurs surgissaient du plancher. Tous et toutes avaient à la main une aiguille gigantesque de la dimension d’une canne, à laquelle pendait une aiguillée de soie rouge aussi grosse qu’une corde. En dansant ils agitaient mollement leur aiguille et la soie les enveloppait ainsi qu’un souple ruban.
Bientôt des enfants se joignaient à eux ; tout leur torse était enfermé dans une grosse bobine de la même soie, et l’on ne voyait sortir que leur tête blonde, leurs jambes et leurs bras roses.
Chiquenaude, après avoir tourné à l’envers le fameux costume, s’était retirée au fond du théâtre.
Sur un signe de son doigt les génies se mettaient à défiler en sautillant devant elle. De ses vieilles mains elle leur tendait l’étoffe fée et la flanelle ; et chacun en passant feignait de faire un point avec son aiguille géante.
Mlle Fusée, le premier sujet, exécutait de vrais prodiges. Elle avait pour cavalier l’élégant Crinière, et à eux deux ils abattaient toute la besogne. Fusée, par exemple, tournait sur les pointes et à chaque tour elle donnait un coup d’aiguille dans l’ouvrage.
Puis elle enlaçait son bras gauche au bras gauche de Crinière. Ils tournaient ensemble et chacun, à tour de rôle, faisait un point dans l’étoffe.
D’autres fois Crinière soutenait Fusée par la taille. Celle-ci, ne posant qu’une seule pointe à terre, levait la jambe en l’air et cousait nonchalamment pendant que l’orchestre nuançait une lente mélodie.
De temps à autre le défilé général recommençait.
À la fin, Chiquenaude, satisfaite des génies, les congédiait en étendant les bras.
Aussitôt Crinière saisissait Fusée par la taille et l’emmenait tendrement. Les autres disparaissaient par où ils étaient venus et les enfants-bobines se mêlaient à la déroute.
L’obscurité se faisait de nouveau et Chiquenaude restait seule.
Elle regardait avec une joie méchante le costume rouge remis à l’endroit maintenant.
« Étoffe fée tu as vécu, murmurait-elle ; si avant une heure tu ne tombes pas en ruines, je ne veux plus m’appeler Chiquenaude. »
Regagnant sans bruit l’alcôve, elle ouvrait une troisième fois les rideaux.
« Ils se sont endormis ; » ricanait-elle.
Et elle remettait le costume à sa place.
« À présent courons vite chercher Panache, s’écriait-elle ; grâce au miroir magique je saurai bien le trouver et le ramener avant le jour. »
Faisant un geste de menace vers l’alcôve elle sortait d’un pas chancelant.
Trois heures du matin sonnaient bientôt, très lentement, dans quelque clocher voisin.
Foire, éveillée sans doute au bruit de la cloche, écartait les rideaux de l’alcôve et apparaissait dans un charmant déshabillé bleu de ciel.
« Déjà trois heures, » se disait-elle en réfléchissant.
Ensuite, se retournant vers le lit elle éveillait Méphisto par ces tendres paroles :
« Mon bien-aimé, lève-toi, l’heure s’avance et l’on peut nous surprendre. »
Encore tout engourdie de sommeil elle se détirait et venait s’asseoir à une toilette encombrée de fards, de poudres et de parfums. Un rayon de lune glissant par la fenêtre venait doucement éclairer son visage. L’orchestre préludait par quelques accords et Foire, un miroir à la main, chantait une lente et voluptueuse mélodie.
Elle célébrait l’amour, les baisers, la jeunesse et la beauté. Mais l’air, d’abord langoureux, devenait peu à peu plus expansif, plus enflammé ; Foire, posant son miroir sur la toilette, se levait et phrasait à pleine voix un passage entraînant et passionné ; Méphisto qui venait de sortir de l’alcôve complètement rhabillé s’avançait encore légèrement gris et mêlait sa voix à la sienne ; la calme mélodie du début finissait par un éclatant duo d’amour et sur les mots « je t’aime » Foire se jetait au cou de Méphisto qui la gardait serrée contre son cœur. Un affreux blasphème tirait soudain les amants de leur extase.
Panache venait d’entrer conduit par Chiquenaude.
« Lui !… déjà !… criait Foire foudroyée. »
Chiquenaude ricanait tout bas.
« Traître, hurlait Panache, j’aurais le droit de te tuer comme un chien sans te donner le temps de te défendre ; mais il me répugne d’agir ainsi et c’est dans un duel régulier que je me vengerai ; tire ton épée comme je tire la mienne et croisons le fer à l’instant. »
Méphisto tirait l’épée en éclatant de rire… Ne se savait-il pas invulnérable !…
Tandis que Panache parlait, Chiquenaude était allée prendre une épée à l’une des panoplies accrochées aux murs. Puis, s’approchant de la rampe, elle avait tiré de sa poche un flacon bleu foncé.
« Ceci est un poison sans remède, » disait-elle sournoisement.
Et sans que les autres la voient, elle trempait la pointe de l’épée jusqu’au fond du flacon qu’elle jetait ensuite par la fenêtre.
Justement Panache et Méphisto étaient sur le point d’engager le combat.
« Arrêtez, messeigneurs, criait Chiquenaude en se mettant entre eux deux, vos épées ne sont point égales ; la tienne est bien plus longue, Panache, et il serait indigne de toi de combattre avec un tel avantage : En voici une de la même taille que celle de ton adversaire ; c’est celle-là qu’il faut prendre. »
Toujours scrupuleux, Panache jetait loin de lui l’épée trop longue, et acceptait celle que lui tendait sa marraine.
À la vue de ce manège, si inutile à ses yeux, Méphisto recommençait à rire. Il prenait une pose fanfaronne et, le poing sur la hanche, déclamait d’un bout à l’autre son ode victorieuse :
-
- Quel est l’insensé qui se flatte
- De percer l’étoffe écarlate
- Dont je suis tout entier vêtu ?…
- . . . . . . . . . . .
Chiquenaude s’amusait bien ! Elle affectait de tendre l’oreille en se faisant avec sa main un cornet acoustique. Cependant, Panache, attentif, écoutait son ennemi. La poésie terminée, il se prenait à réfléchir, car il ne doutait pas que Méphisto n’eût dit vrai.
« Aurais-tu peur, Panache ? » insinuait Chiquenaude.
Ces mots faisaient bondir Panache.
« Moi ?… peur ?… marraine… Est-ce bien cela que tu me demandes ?… Regarde seulement et tu vas être fière de moi. »
Les deux rivaux tombaient en garde et les épées se touchaient.
D’abord Panache ne faisait que parer, car Méphisto, plein de confiance, se fendait sans cesse à tort et à travers. Mais le bandit agacé se mettait à son tour à faire des attaques et forçait l’autre à reculer. Méphisto s’amusait à parer pour montrer son adresse ; puis, énervé d’être obligé de rompre ainsi, il finissait par ne plus s’inquiéter des bottes qu’il savait impuissantes contre lui et recommençait son jeu imprudent ; dès lors il était perdu. Décidé à ne pas reculer d’une ligne Panache tenait bon, et soudain en parant un coup droit il enfonçait son épée dans la cuisse de Méphisto. Le malheureux fléchissait aussitôt.
« Malédiction !… » gémissait-il faiblement. Et il tombait mort. Le poison avait eu un effet instantané.
Sans perdre de temps à regarder sa victime, Panache raccrochait à la panoplie l’épée du combat, puis il ramassait la sienne pour la remettre au fourreau. Il s’avançait alors vers Foire, et la saluant profondément :
« Madame, disait-il, après les événements de cette nuit j’ai l’honneur de vous faire mes adieux. Je ne m’abaisserai pas jusqu’à emporter les richesses que j’ai accumulées ici. Ces richesses je vous les donne, elles sont à vous. Pour moi j’irai recommencer ma fortune ailleurs. C’est ainsi que j’agis avec les femmes. »
II s’inclinait de nouveau et sortait la tête haute.
Foire, éperdue, se jetait à genoux pour le retenir et l’appelait avec désespoir. Mais il continuait son chemin sans même se retourner, et la pauvre enfant, brisée par trop d’émotions, chancelait sur ses genoux et tombait évanouie.
Au milieu du silence, Chiquenaude regardait le cadavre de Méphisto. Au bout de quelques instants elle le prenait sous les bras et l’enlevait assez facilement. Le remplaçant de Cadran était cependant grand et bien bâti. Malgré tout, la sorcière parvenait à l’asseoir sur une chaise et laissait le haut du corps s’appuyer sur la toilette de Foire.
Le rayon de lune éclairait ainsi le mort tout entier.
Ivre de joie, la vieille fée examinait la blessure fatale. L’épée, en traversant toute la cuisse, avait laissé deux trous dans le drap.
Mettant l’ongle dans un de ces trous, Chiquenaude tirait doucement. Et sans aucun effort elle arrachait tout un large carré d’étoffe. C’était un de ces morceaux neufs que le diable rajoutait parfois quand l’usure l’y obligeait. L’épée, en le rencontrant, l’avait traversé aussi facilement qu’une partie plus fragile.
Triomphante, la sorcière montrait le carré cramoisi en élevant la main. Et l’on pouvait juger de l’épaisseur de ce drap, plus résistant que le fer et l’acier.
En dessous était apparue, sur la jambe de Méphisto, la vieille flanelle toute délabrée que Fusée, Crinière et les autres avaient cousue avec leurs grandes aiguilles. Et Chiquenaude contemplait quelque temps l’endroit de la blessure.
« La flanelle a fait son œuvre, » disait-elle sourdement.
Puis, revenant au morceau, elle se mettait à le déchirer de toutes ses forces. Alors, comme éveillés par les secousses, des papillons minuscules s’envolaient en quantité dans tous les sens.
Et la sorcière récitait d’une voix ironique :
-
- Quel est l’insensé qui se flatte
- De percer l’étoffe écarlate
- Dont je suis tout entier vêtu ?…
- . . . . . . . . . . .
Quand il ne lui restait plus rien dans les mains, elle ramassait les lambeaux pour les déchiqueter de nouveau et les réduire en miettes ; et l’ode victorieuse lui revenait sans faute à la mémoire. La dernière strophe finie elle partait d’un grand éclat de rire, qui laissait voir sa mâchoire édentée.
Elle montrait du doigt la nuée de petits papillons qui s’envolait toujours dans le rayon de lune, et toute secouée par son hilarité elle s’écriait en se tenant les côtes :
« Les vers de la doublure dans la pièce du fort pantalon rouge !… »
No hay comentarios:
Publicar un comentario