domingo, 27 de septiembre de 2009

NIKOLAUS HARNONCOURT par JORDI SAVALL (19)

Nikolaus Harnoncourt par Jordi Savall
De la musique comme langue vivante

Jordi Savall-Nikolaus Harnoncourt : deux musiciens partis de leur propre instrument pour défricher des répertoires, pour les questionner et les relire en les éclairant de leur expérience subjective de la musique, de leur propre culture et de leurs aspirations "morales".
Une conversation passionnée et libre, qui ne cherche pas à cacher ses teintes humanistes.

Lorsque vous portez un regard sur l'évolution que vous avez vous-même suivie, et qui vous a amené à diriger des orchestres modernes, que pensez-vous aujourd'hui de la situation qui existe entre orchestre modernes et instruments anciens ? S'est-elle stabilisée ?
Je crois que ce qui est important, c'est que l'arrière-plan spirituel, intellectuel, soit correct. Car des questions comme celles des instruments anciens ou du style, ce ne sont que des questions techniques, des moyens. Tant qu'on ne se penche pas sur le " contenu ", cela reste au fond très superficiel. Et je dois dire que c'est ce qui me gêne beaucoup chez de nombreux ensembles : ils ont lu les sources, ils jouent les articulations et tout le reste de manière très correcte, mais on ne perçoit aucune affinité avec le message de cette musique. Maintenant, je pense que les instruments sont quelque chose de très important : parce qu'ils ont des choses à nous apprendre, et aussi, tout simplement, parce qu'ils ont une sonorité incroyablement intéressante, et permettent des mélanges passionnants. L'aspect " historique " n'est pas fondamental. Parce que je trouve… Je trouve que le son d'une viole de gambe est tout simplement merveilleux : il n'est pas merveilleux parce que l'instrument date de 1670, mais parce que c'est un son incroyable, dont on ne saurait se priver. De même, je crois, bien sûr, qu'une symphonie de Mozart - ce n'est peut-être plus le cas pour Beethoven - sonne de manière beaucoup plus intéressante lorsqu'elle est jouée sur les instruments de l'époque ; mais je ne trouve ça bien qu'à partir du moment où ceux qui la jouent vivent avec ces instruments. Par exemple, je trouve que les orchestres qui possèdent une grande tradition, tels que le Concertgebouw ou le Philharmonique de Vienne, possèdent, en tant que tels, une très large " idée sonore ", et sont prêts à apprendre beaucoup en ce qui concerne le style, le langage musical, et parfois même les instruments ; les Berliner Philharmoniker, par exemple, me demandent toujours si je veux avoir des trompettes ou des trombones d'époque, qui peuvent parfois apporter beaucoup. Mais le fait qu'un orchestre comme celui-ci utilise des violons baroques pour Bach et des violons classiques pour Mozart, je tiens cela pour totalement absurde. Je pense que ce serait un énorme pas en avant si ces orchestres pouvaient apprendre auprès des groupes spécialisés des éléments concernant l'articulation et le phrasé, et appliquer ensuite ces éléments à leurs propres instruments. Il est très regrettable que des orchestres vraiment bons n'osent plus jouer Mozart, simplement parce qu'ils ne peuvent pas jouer sur instruments anciens ; déjà, ils ne jouent plus Bach, parce qu'ils ont le sentiment que Bach leur a été enlevé, plus Mozart… et en définitive, ces musiciens risquent de se couper de leurs bases. Parce qu'un musicien doit posséder une personnalité complète, équilibrée... D'un autre côté, je trouve qu'il est tout aussi dangereux, pour beaucoup de musiciens, de se spécialiser sur instruments anciens. Lorsque quelqu'un qui joue un violon baroque depuis dix-sept ans, par exemple, veut aborder Bartók, ou encore de la musique contemporaine, il se retrouve complètement perdu, il ne sait pas le faire.

Mais cela peut se faire de manière évolutive : il commence par Bach, puis Mozart, puis Beethoven, jusqu'au moment où…
Naturellement, mais le danger est alors que…

Vous-même, c'est comme cela que vous avez fait (sourire)…
Eh bien, en fait, non.

En tant que chef d'orchestre…
En tant que chef d'orchestre, oui, un peu. Mais évidemment, j'ai par exemple toujours joué Schubert, et aussi une part relativement importante de musique contemporaine. Je trouve que lorsqu'un musicien d'aujourd'hui ne joue que la musique du XVIIe siècle, le danger est qu'il s'écarte tellement de sa propre époque qu'il en vient à ne plus savoir jouer même cette musique correctement. Parce que c'est pour nous qu'il doit jouer la musique du XVIIe siècle : sa motivation doit toujours être que c'est parce que cette musique est si importante, représente une manifestation culturelle si importante, qu'elle doit être écoutée aujourd'hui. Nous ne jouons pas non plus les petits maîtres du XVIIe siècle…

Je peux comprendre cela pour un instrumentiste. Mais pour un chanteur par exemple, il est déjà plus difficile de jouer à la fois la musique du XVIIe siècle et celle du XIXe, il faut faire des choix… Aujourd'hui, on voit certains bons chanteurs qui chantent aussi bien Monteverdi que Haendel, Mozart ou Rossini. Et le danger est qu'à la fin, ils ont du mal à faire la différence, à force de chanter tant de choses qui n'ont rien à voir…
C'est juste. Simplement, en ce qui concerne un chanteur, je crois que celui-ci doit avoir en lui la plus grande exigence culturelle possible : il doit, au minimum, s'exprimer dans la culture de son temps. Le fait de se spécialiser de manière exclusive est pour moi quelque chose de très "muséal". Je crois également qu'il existe des chanteurs qui possèdent une technique immense - des phénomènes exceptionnels -, et dont on peut très bien imaginer qu'ils chantent la musique contemporaine aussi bien que celle du Moyen Age. J'ajouterai que la musique de Notre-Dame était probablement, pour les chanteurs, aussi forte, aussi puissante que l'est celle de Wagner. C'est à mon avis tout à fait possible, si l'on écoute certains instruments de cette époque, par exemple les toutes premières orgues… Le plus difficile, pour les chanteurs, va certainement être de trouver une voie stylistique. Parce qu'un instrument reste le même : pour un Arabe, un Maori ou un Européen, la voie stylistique reste la même - même si leurs cultures sont différentes. Un Arabe chante de manière complètement différente - sauf s'il a grandi en Angleterre, par exemple : dans ce cas, il chante Rossini à Covent Garden tout comme nous… Et je peux très bien imaginer qu'il est aussi possible pour la voix de se forger une idée sonore.

En revanche, il est possible d'imaginer qu'un chanteur ou un instrumentiste reçoive, durant sa formation, une éducation englobant toutes les époques, et qu'après, il décide de se spécialiser en fonction de ses dons…
Oui, c'est important. Mais il est aussi important que sa personnalité conserve la plus large ouverture d'esprit possible.

Vous avez parlé auparavant de cette " spiritualité " de l'interprétation, et je trouve c'est une formulation très juste. Aujourd'hui, c'est peut-être cela qu'il est le plus difficile d'apprendre…
Oui.

Très souvent, on trouve chez les musiciens des dons virtuoses…
pour le son, aussi…

… mais il manque ce qui est important - l'émotion, la sensibilité, cette nécessité intérieure, spirituelle…
Lorsque j'interprète une œuvre, je dois en approuver le contenu. Je dois approuver l'œuvre, je ne peux me contenter de dire que c'est une belle esthétique et garder mes distances. Je trouve que dans une symphonie, de Mozart ou Haydn par exemple, on peut particulièrement entendre si l'interprète s'associe ou non à l'expression intérieure de l'œuvre. C'est également frappant lorsqu'on écoute une Messe de Haydn : chez certains, le fait qu'il s'agit d'une messe, et que l'expression est peut-être différente, semble tout à fait secondaire. Or, si on ne prend pas la peine de les comprendre, j'estime qu'on n'a pas à interpréter ces œuvres. Il doit tout de même être possible, à partir du moment où l'on vit au sein d'une culture, d'accepter, pendant une heure, un message religieux, même si c'est sûrement déjà très dur d'y arriver. Sinon, il faut dire : "Ce n'est pas mon affaire", et ne pas jouer l'œuvre.

Ne pensez-vous pas que cette attitude spirituelle est également nécessaire dans les œuvres non religieuses ?
Si, naturellement. Je pense que l'art est en lui-même une manifestation religieuse. Il n'existe aucun peuple sur cette terre qui ne possède pas de musique, pas d'art. Même la musique légère, ou la musique de danse, sont pour moi très liées à des contenus religieux ou spirituels…

C'est un aspect qui a pourtant disparu dans une grande partie de la vie musicale aujourd'hui, notamment parce que les églises sont totalement tenues à l'écart de cette tradition. La musique qui y est chantée est souvent d'une qualité si banale, d'une si grande simplicité que l'on ne ressent plus cette relation à quelque chose de sacral… Dans ma jeunesse, entre six et quatorze ans, nous allions chaque jour à la messe : cette relation au sacré était intégrée à la vie normale. Aujourd'hui, les enfants n'ont plus cela, et on est en train d'oublier ce langage… J'aurais aimé avoir votre sentiment sur cette phrase de Beethoven : "La musique est la transmission sensible de la vie spirituelle."
C'est une phrase merveilleuse… Je crois de toute façon que Beethoven est certainement le dernier musicien à avoir connu l'ancienne attitude qui prévalait à l'égard de la musique et de l'artisanat. Il a dit que l'on ne pouvait pas composer si l'on ne comprenait rien à la rhétorique : après lui, nul n'a jamais plus dit quelque chose comme ça. Pour lui, un compositeur devait connaître la rhétorique, et le fait que le langage musical soit une langue de l'esprit, qu'on ne puisse jamais parler d'un contenu concret… Qu'est-ce que la musique me dit ? Elle me transmet physiquement des contenus purement spirituels qu'il est absolument impossible de formuler en mots. Très souvent, on constate, lorsque l'on est dans une situation très tendue émotionnellement, que les mots ne sont d'aucune aide ; les mots n'arrivent pas jusque-là. La musique, elle, dans presque chaque situation émotionnellement forte, peut atteindre l'âme, elle force toutes les carapaces… Pourquoi est-ce ainsi ? Pour moi, il s'agit d'un signe divin. La musique n'est pas une découverte, ce n'est pas quelque chose que l'on peut inventer. C'est à cela qu'il faut rattacher ces paroles de Beethoven. Pour un oiseau comme pour un homme, si vous voulez conquérir une femme, il y a un chant nuptial. Si vous vous contentez simplement de chanter, pour transmettre à quelqu'un d'autre quelque chose d'indicible, alors il est nécessaire, ne serait-ce que pour en venir à cette idée, de posséder quelque chose que la biologie seule est incapable d'expliquer. C'est exactement la même chose avec un poème. Et c'est cela que Beethoven entend par "spirituel"… C'est comme une sorte de pont entre la réalité concrète et un monde fantastique…

Je me suis très souvent demandé pourquoi la musique agit si différemment suivant les gens. Il existe des gens qui n'ont absolument pas le sens de la musique…
Ça, je ne crois pas.

J'en connais ! Elles ont beau être sensibles, certaines personnes ne réagissent tout simplement pas…
Oui, mais c'est une question d'éducation. Pour moi, c'est précisément là qu'est la folie de notre époque.

Il est important que la musique soit là dès les premières années de l'enfance…
Oui, cela ne sert à rien de décider, lorsque l'enfant a douze ans, de lui dire : "Maintenant, tu vas apprendre la musique". La musique doit être là dès le début. Et de même qu'un enfant apprend à parler au contact de ses parents et de ses frères et sœurs - il apprend à parler, à marcher, à danser -, il doit également apprendre à chanter et il doit apprendre la musique. Autrefois, dans chaque abbaye, on savait cela : et dès quatre ou cinq ans, les enfants recevaient une éducation musicale… Peut-être que sur mille enfants, un ou deux seulement étaient vraiment doués, les autres n'avaient pas l'oreille pour cela, il n'empêche… C'est pourquoi la responsabilité des Etats, qui décident malheureusement du système éducatif, est d'autant plus grande : la musique, et l'art en général, y occupent une place de plus en plus réduite. C'est regrettable, car cela ôte à l'homme une part d'humanité ; sans l'art, on n'est pas homme. Si, à la maison, vous vous souciez des choses de l'art, la moindre des choses que vous attendez de l'école, c'est qu'elle le fasse également. Et je considère cette perte comme un grand danger.
Le grand problème, pour moi, est que depuis deux cents ans, l'art ne fait plus partie de la vie, mais constitue une sorte de nettoyage esthétique. Il y a une grande différence. Notre conception est devenue une conception esthétisante, qui trouve sa source dans des temps très reculés, et remonte peut-être à trois cents ans. On peut voir cela dans les programmes : on commence à inclure de la musique ancienne comme on commence à sortir les vieux tableaux du grenier… Aujourd'hui, nous en sommes vraiment venus à dire : il n'y a que l'ancien. Mais cet ancien, nous ne le relions pas à la vie, mais à une conception esthétisante. Je dois dire que j'admire les compositeurs modernes, qui, sans public, au fond, travaillent dans le rien. Et la raison me dit que c'est là un grand danger.

Ne croyez-vous pas que la situation sociale joue un rôle ? Mozart a composé des messes pour l'Eglise, des opéras pour les théâtres, des divertimenti pour les salons : c'est la société qui lui réclamait de la musique… Quelle église demande aujourd'hui à un compositeur d'écrire une nouvelle messe ?
D'accord, mais pourquoi l'Eglise ne demande plus cela ? Parce que le contexte spirituel a changé. Cela ne servirait absolument à rien de dire : "Nous allons à présent redécorer nos maisons avec de l'art moderne, comme on le faisait autrefois. Et quand ma fille se mariera, je demanderai au compositeur d'à côté d'écrire une cantate…" Cela ne suffit pas… Il y a une raison précise pour laquelle l'Eglise n'est plus demandeuse, et une raison pour laquelle nous privilégions l'ancien au lieu de faire faire quelque chose de nouveau…

Ne croyez-vous pas que ce sont deux choses différentes ? Avec la musique ancienne, on peut prétendre qu'il s'agit de la réparation d'une injustice, qui a fait que des compositeurs comme Machaut et les autres ont pu tomber dans l'oubli. Les gens sont aujourd'hui heureux de connaître cette musique, et je crois que c'est un phénomène tout à fait logique.
Je le pense aussi.

Ce qui n'est pas logique, en revanche, c'est la raison pour laquelle l'Eglise doit absolument détruire l'ancien grégorien : pourquoi proposer aujourd'hui une musique si banale ? Cela traduit une décision politique de se couper d'une part de cet intellect, de cette sensibilité…
Sans doute tout à fait inconsciemment.

Je crois que les églises cherchent à attirer le maximum de gens, et tiennent le chant grégorien pour quelque chose de mineur, d'élitiste. C'est une grave erreur dans la mesure où cela détruit nos racines - parce que le grégorien est à la source de tout…
Mais je crois que lorsque l'on fait cela, les racines sont déjà détruites… Dans la liturgie normale, le chant grégorien a perduré jusqu'au Concile. Et il existe bien sûr toujours, et fait certainement l'objet d'une attention plus consciente, plus compétente - bien que, je le répète, ce qui compte, c'est moins la conscience et la compétence que la vie. Je veux dire que ce qui importe, c'est moins la chose en elle-même que le symptôme qu'elle révèle : le Concile, par exemple, en arrive à une telle décision parce que la situation est déjà ce qu'elle est. Je crois que toute cette vie avec la musique et avec l'art en général est déjà complètement éloignée de nous. A partir de là, on peut passer des commandes, prévoir des budgets pour l'art, tout cela ne sert à rien, parce que les conditions spirituelles ne sont plus là. Pour moi, dans cet état de fait, c'est l'aspect symptomatique qui m'intéresse le plus : je préfère alors me demander ce qu'il est possible de faire… Car le danger, c'est que l'art ne devienne plus que quelque chose de superficiel et d'esthétisant : l'art est devenu si normal… Lorsque je songe par exemple au nombre de personnes qui vont aujourd'hui au concert, dans une grande ville : Vienne a deux millions d'habitants, et il n'y en a pas plus de quarante mille qui vont au concert - je ne parle pas de rock, mais de la musique, disons, " composée " ; au XVIIe siècle, dans quarante églises de Vienne, chaque dimanche, était donnée une messe avec orchestre ! Qu'il s'agisse d'un homme de la rue, d'une blanchisseuse, d'un aristocrate ou d'un professeur de philosophie, toutes les couches de la population, en dehors des athéistes convaincus, allaient chaque dimanche à l'église et pouvaient y écouter une messe avec orchestre ou, à l'offertoire, une symphonie. Et tout cela gratuitement. La ville tout entière était comme… comme un humus, un terreau de culture ; dans les églises, on trouvait également les plus beaux tableaux, la vie était tout simplement inimaginable sans cela. C'est là que réside la différence. La vie musicale bourgeoise - on va au concert, on achète un billet, on entend une heure de musique, et puis on rentre chez soi - a commencé après Napoléon… Je pense aussi que cette vie musicale bourgeoise a été une nécessité historique. Mais elle continue encore aujourd'hui, et elle est devenue anémique, détruite.

Ne croyez-vous que l'on emploie aujourd'hui les moyens les plus simples pour faire de la musique et pour en écouter ? Avec la radio, les gens ont commencé à s'habituer à n'écouter de la musique qu'à travers elle et à se couper de leur propre culture… Cela fait partie de tout ce processus de " mécanisation " de la musique…
Mais là encore, je dirais qu'il s'agit plutôt d'un symptôme. Quelque chose qui ne serait pas arrivé si la vie musicale était pleine de vitalité.

Mais bon… je suis moins pessimiste que vous (sourire), car je crois tout de même que cette reconnaissance de la musique ancienne va avoir une influence sur l'avenir…
Je suis un pessimiste qui garde espoir. Je n'ai aucune raison de garder espoir, mais je le fais quand même.

Pour en revenir à l'isolement dans lequel se trouve la musique contemporaine, il est intéressant de songer que c'est à l'époque du dodécaphonisme que l'on a également essayé de développer l'espéranto…
Oui, c'est vrai…

Et le dodécaphonisme est un peu à la musique une sorte d'esperanto : à partir des styles les plus différents, on construit un style unique, un peu artificiel - et une langue que personne ne parle. Un Quatuor de Bartók ou de Beethoven, s'il contient des choses très compliquées, possède aussi des éléments que les gens peuvent reconnaître…
Le dodécaphonisme en lui-même est un système erroné, qui a tout de même produit certaines choses fantastiques, comme la musique d'Alban Berg, qui n'est d'ailleurs finalement plus du dodécaphonisme. Mais il est impossible de dire : "On doit utiliser ce système", parce que ce système reste le système de trois personnes. Cela dit, qui a découvert l'esperanto ? Etait-ce un poète ? La différence, c'est que le dodécaphonisme est tout de même l'œuvre de Schönberg.

Oui, bien sûr. Mais je parle maintenant d'un individu " lambda " : au concert, il n'a pas besoin d'être cultivé pour prendre plaisir à chantonner une mélodie de Beethoven, Mozart ou Brahms…
Il peut aussi en comprendre les développements harmoniques, oui.

Mais s'il écoute de la musique dodécaphonique, il ne la comprend pas. Je crois tout de même que ce développement a contribué à accentuer la séparation, l'isolement de la musique moderne.
Je crois tout de même que cette musique est plus compréhensible qu'on ne l'imagine. Je ne parle pas du dodécaphonisme, mais d'œuvres dont on pense souvent au départ qu'elles sont très difficiles et incompréhensibles…

Il faut aussi songer qu'à l'époque de Mozart, il y avait peut-être quatre cents compositeurs dans le monde entier, là où aujourd'hui, ils sont cinq, vingt millions !
Oui, mais autrefois, à l'époque de Mozart, dans le plus petit village, le prêtre ou bien le professeur pouvait composer. Et il composait lorsque cela était nécessaire.

C'est devenu aujourd'hui très difficile à suivre, aussi, du fait du nombre d'informations à disposition : une personne qui commence à étudier se dit : "Mon Dieu, il existe tellement de livres que ma vie ne suffira pas à tous les lire." Résultat : elle n'en lit aucun, c'est le résultat de cette quantité délirante d'informations… Pour être un grand médecin, il faut suivre un long parcours. Mais pour être compositeur ou critique musical, on a l'impression qu'il suffit d'être allé pendant deux ans au conservatoire. Je crois qu'on a perdu…
le sentiment d'artisanat.

D'artisanat, oui, mais surtout le contexte spirituel qui est indispensable.
Oui, il y a deux choses : d'une part la compétence artisanale, qui doit être très, très grande (un grand compositeur possède de grandes capacités artisanales), et, de l'autre, la substance spirituelle.

Et elle a aujourd'hui disparu.
L'artisanat également.

Nous payons le prix de tout cela…
C'est assurément le miroir de notre temps…

Je voulais encore aborder avec vous un sujet, qui concerne le problème de la musique et de… disons… On associe la musique à la bonté humaine. Mais l'Histoire a montré, sous le IIIe Reich par exemple, que des gens qui plaçaient la musique très haut…
pouvaient devenir chefs dans des camps de concentration, oui.

Dans quelle mesure la musique est-elle une nécessité pour l'homme, et peut-elle être séparée d'une morale…
Eh bien… J'ai moi aussi toujours un problème avec les compositeurs : la séparation entre l'artiste et l'homme. On se dit toujours que Mozart a dû être un homme merveilleux, on établit constamment une sorte de parallèle avec la biographie. Mais certains artistes ont été des meurtriers… Je pense que tout ce qui a à voir avec l'art - le langage musical, etc. - possède une morale élevée. Et il est pour moi tout à fait impossible d'isoler cela de la morale de l'individu. Mais c'est ainsi. Et il doit exister des gens qui sont capables, au moyen d'une seule partie de leur être, de goûter la beauté de la musique ou d'en avoir besoin - tandis qu'une autre partie de l'être s'appuie sur une morale désastreuse. Cela doit exister, mais ce n'est pas ce que je souhaite, je ne cherche pas à le comprendre… Je sais que Caravaggio était un meurtrier, mais je ne peux le voir dans ses tableaux. Et j'ignore si Mozart était réellement un homme bon… Un grand artiste - et il n'y en a pas beaucoup, des artistes de la trempe de Mozart -, c'est pour moi un homme qui se développe en marge… Je ne veux par exemple pas imaginer quelqu'un qui découvre une messe en la mineur…

Bach est peut-être l'un des seuls chez lesquels l'union entre l'artiste et l'homme a été…
Nous ne savons rien de lui en tant qu'homme. Nous ne savons rien. Peut-être qu'il a battu ses enfants, ou sa femme… Il n'était certainement pas un homme particulièrement mauvais, mais… tout simplement, je ne veux pas le savoir. Je n'en ai pas besoin. L'art a pour moi une nécessité morale : j'en ai besoin pour moi-même. La manière dont un homme comme le responsable d'Auschwitz peut s'asseoir tranquillement et jouer Bach, c'est pour moi quelque chose de monstrueux, comme une maladie… Je suis même fermement convaincu que l'art est ce qui fait de nous des humains.

Propos recueillis par Jordi Savall

No hay comentarios:

Publicar un comentario